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LES CHASSEURS D’ABEILLES

presque seul, bravant les coups que les Mexicains dirigeaient sur lui et criant d’une voix formidable :

— Lâches ! puisque vous ne voulez pas vaincre, au moins voyez-moi mourir !

Cette voix résonna aux oreilles des Indiens comme un sanglant reproche ; les plus poltrons eurent honte d’abandonner leur chef qui se sacrifiait si généreusement pour eux ; ils tournèrent la tête et revinrent à l’assaut avec une nouvelle ardeur.

Le Chat-Tigre paraissait invulnérable : il faisait caracoler son cheval, le lançant au plus fort de la mêlée, parant tous les coups qui lui étaient portés avec la hampe de son totem, qu’il élevait constamment au-dessus de sa tête, et ne cessant pas une seconde d’exciter les siens.

Les Apaches, électrisés par la téméraire audace de leur sachem, se pressaient à ses côtés et se faisaient tuer résolument en criant :

— Le Chat-Tigre ! le sachem des Apaches ! mourons pour le grand chef.

— Eh ! s’écria-t-il avec enthousiasme en montrant l’astre du jour, voyez, voyez, votre père sourit à notre valeur. En avant ! en avant !

— En avant ! répétaient les Indiens ; et ils redoublaient de furie.

Cependant cette lutte horrible ne pouvait durer longtemps encore, le major le comprenait : les Indiens avaient escaladé toutes les barricades, la ville était entièrement envahie ; on se battait de maison en maison, n’en quittant une pour passer dans une autre que lorsqu’il était impossible de s’y défendre plus longtemps.

Les Indiens, formés en masse serrée, escaladaient au pas de charge, guidés par don Torribio, la rue assez raide qui conduit au vieux présidio et au fort qui le domine.

Malgré le ravage incessant causé dans leurs rangs par les canons du fort chargés à mitraille, ils avançaient sans broncher, car ils apercevaient toujours, après chacune des décharges qui semaient la mort parmi eux, le Chat-Tigre à dix pas en avant, monté sur son cheval noir et brandissant le totem, et don Torribio marchant à leur tête l’épée à la main.

— Allons ! dit tristement le major à Estevan, le moment est venu d’exécuter ce que nous avons dit.

— Vous le voulez, major ? lui demanda-t-il.

— Je l’exige, Estevan, mon ami !

— Il suffit, major ; il ne sera pas dit que j’aurai désobéi à votre dernier ordre. Adieu, major, ou au revoir là-haut, car je n’échapperai pas plus que vous !

— Qui sait, mon ami ? Adieu ! adieu !

— Je ne le souhaite pas, répondit le jeune homme d’une voix sombre.

Les deux hommes se serrèrent la main, étreinte suprême, car ils savaient qu’à moins d’un miracle ils ne devaient pas se revoir.

Après ce dernier adieu, Estevan rassembla une quarantaine de cavaliers, les forma en troupe serrée, et, entre deux décharges, il se précipita à fond de train, suivi de ses hommes, sur les Indiens qui montaient.

Les Peaux-Rouges ne purent résister à cette avalanche, qui, du haut de la montagne, s’abattait sur eux : ils s’ouvrirent à droite et à gauche.