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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Après quelques minutes de marche, ils se trouvèrent au sommet du teocali, que le soir précédent, à la lueur argentée de la lune, ils avaient pris pour une colline.

De cette hauteur, les voyageurs dominaient un horizon immense et jouissaient d’un magnifique paysage à demi noyé encore dans les brumes du matin, mais éclairé par places par les éblouissants rayons du soleil, qui produisaient des effets de lumière saisissants au milieu de ce chaos d’arbres et de montagnes entrecoupé de prairies qui se déroulaient à l’infini.

Le repas du matin était préparé sur un tertre de gazon recouvert de larges feuilles de mahogany.

Le Chat-Tigre attendait ses convives debout auprès du tertre.

Quelques Peaux-Rouges, en petit nombre, disséminés ça et là sur la plateforme, armés et peints en guerre, se promenaient d’un air indifférent et ne semblèrent pas remarquer la présence des étrangers.

— J’ai préféré, dit le Chat-Tigre, vous faire servir ici, d’où vous jouirez d’un magnifique coup d’œil.

Don Pedro le remercia, et, sur l’invitation réitérée du vieillard, il s’assit auprès du tertre avec sa fille et don Luciano.

Les peones mangeaient à part.

Le repas était frugal.

Il se composait de frijoles rouges au piment, de tasajo, de quelques tranches de venaison accompagnées de tortillas de maïs, le tout arrosé d’eau de smilax et de pulque.

C’était un vrai repas de chasseurs.

— Mangez et buvez, dit le Chat-Tigre, car vous avez une assez longue course à faire.

— Ne nous ferez-vous pas l’honneur de partager le repas que vous nous offrez si galamment ? demanda don Pedro en voyant que le vieillard demeurait debout.

— Vous m’excuserez, caballero, répondit poliment, mais péremptoirement, le Chat-Tigre, j’ai déjeuné depuis longtemps déjà.

— Ah ! fit l’haciendero, mécontent de cette réponse, c’est fâcheux ; au moins vous consentirez à vider cette corne de pulque à ma santé.

— Je suis réellement désespéré de vous refuser, mais cela m’est impossible, reprit-il en s’inclinant.

Ces refus répétés jetèrent, malgré l’apparente gracieuseté de l’hospitalité du vieillard, un froid subit entre lui et ses hôtes ; les Américains de la Nouvelle-Espagne ressemblent en cela aux Arabes, qu’ils ne consentent à manger ou à boire qu’avec leurs amis.

Un vague soupçon traversa l’esprit de don Pedro, et il jeta un regard investigateur sur le vieillard, mais rien dans les traits souriants de son hôte ne vint justifier ses appréhensions.

Le repas fut silencieux.

Seulement, lorsqu’il fut terminé, doña Hermosa, après avoir remercié le Chat-Tigre de sa généreuse hospitalité, lui demanda si, avant son départ, elle ne verrait pas le chasseur qui, la veille, lui avait rendu un si grand service.