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LES CHASSEURS D'ABEILLES

— Ne vous hâtez pas de l’innocenter, Hermosa ; souvenez-vous qu’au fond de toute supposition se cache une vérité. D’ailleurs, le métier même de cet homme pourrait à la ligueur servir de preuve contre lui et témoigner de son naturel farouche.

— Je ne vous comprends pas, Estevan. Quel est donc ce métier si affreux ?

— Le Cœur-de-Pierre est chasseur d’abeilles.

— Comment ! chasseur d’abeilles, interrompit-elle en riant : mais je ne vois là rien que de très inoffensif.

— Oui, le nom est doux à l’oreille, le métier en lui-même est en effet des plus inoffensifs, mais les abeilles, ces sentinelles avancées de la civilisation qui, au fur et à mesure que les Blancs envahissent l’Amérique, s’enfoncent dans les prairies et se réfugient dans les plus inabordables déserts, exigent dans les hommes qui leur donnent la chasse une organisation toute spéciale, un cœur de bronze dans un corps de fer, une résolution à toute épreuve, un courage indomptable et une implacable volonté.

— Pardonnez-moi de vous interrompre, Estevan, mais dans tout ce que vous me dites là je ne vois rien que de très honorable pour les hommes qui se dévouent à faire un aussi périlleux métier.

— Oui, répondit-il, votre observation serait juste si ces hommes, à demi sauvages à cause de la vie qu’ils mènent, sans cesse en butte aux plus grands dangers, obligés de lutter continuellement pour défendre leur vie contre les Peaux-Rouges et les bêtes fauves qui les menacent continuellement, n’avaient pas contracté, malgré eux peut-être, une telle habitude de verser le sang, une si froide cruauté, en un mot, que le mépris de la vie humaine est arrivé chez eux à un si extrême degré, qu’ils tuent un homme avec autant d’indifférence qu’ils enfument un arbre d’abeilles, et que souvent, par passe-temps, par plaisir, ils tirent sur le premier individu venu, blanc ou rouge, comme sur une cible : aussi les Indiens les redoutent-ils bien plus que les animaux les plus féroces, et, à moins qu’ils ne soient en grand nombre, fuient-ils devant un chasseur d’abeilles avec plus de frayeur et de précipitation qu’ils ne le feraient devant un ours gris, cet hôte si redouté des forêts américaines. Croyez bien, niña, que je n’exagère rien ; il résulte de ce que je vous ai dit que, lorsque ces hommes reparaissent sur les frontières, leur arrivée cause une panique générale, car ils ne marchent que dans une voie sanglante et jalonnée de cadavres, tombés la plupart sous les plus frivoles prétextes ; en un mot, chère enfant, les chasseurs d’abeilles sont des êtres complètement en dehors de l’humanité, qui ont tous les vices des Blancs et des Peaux-Rouges, sans avoir aucune des qualités de ces deux races, qui toutes deux les renient et les repoussent avec horreur.

— Estevan, répondit la jeune fille avec gravité, j’ai sérieusement écouté les explications que vous m’avez données ; je vous en remercie ; seulement je vous avoue que dans mon opinion elles ne prouvent rien, ni pour, ni contre, à l’égard de l’homme sur le compte duquel je vous interroge. Que les chasseurs d’abeilles soient des demi-sauvages d’une profonde cruauté, cela est possible, cela est vrai même, je vous l’accorde ; mais ne peut-il pas se trouver