Page:Aimard - Les Flibustiers de la Sonore, 1864.djvu/22

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d’hommes en armes, ces corridors où les sentinelles sont multipliées, les verrous aux portes, les barreaux aux fenêtres, tout un appareil formidable de soldats, d’espions, de guichetiers, contre un seul homme, qui va mourir peut-être demain, et qui transformant en salon de bal les salons où il est traité avec mille sortes d’égards et cent mille sortes de précautions, donne une fête, sourit… et qui valse avec doña Rédemption, la plus jolie et la plus coquette des veuves qui soient à Guaymas !

Sharp Très-excentrique !… C’est pourquoi, je suis venu.

Antonia Est-ce que vous croyez sérieusement qu’ils le condamneront ?

Sharp Peut-être bien ! oui.

Antonia Mais l’opinion publique est avec lui !

Sharp L’opinion militaire est contre lui ! Le plus grand de ses torts était d’avoir eu trop raison.



Scène II

Les Mêmes, DONA RÉDEMPTION, HORACE.

Horace Daignez me pardonner, señora Rédemption, de vous avoir fait valser sur une aussi déplorable musique. Mon orchestre ne se compose que d’un piano assez pitoyable, et sans vouloir dire du mal de vos compatriotes… les pianistes de Guaymas ne sont pas tous de la force de Liszt

Doña Rédemption Je vous remercie de vos prévenances, seigneur comte, jamais je n’oublierai cette soirée.

Horace Vive Dieu ! señora, on serait heureux de mourir pour d’aussi beaux yeux que les vôtres, mais ce m’est une consolation sans égale de penser que quelquefois mon nom sera prononcé par d’aussi belles lèvres ! la seule mort, c’est l’oubli !… Demeurer dans la mémoire des hommes, cela est beau, dans celle des femmes, cela est doux ; il faut souhaiter l’un et envier l’autre, mais permettez… (Appelant.) Yvon ?

Yvon Monsieur le Comte ! (Doña Rédemption se rapproche de Sharp et de doña Antonia.)

Horace Morbleu ! vieil Yvon, je ne le reconnais plus… Tu négliges ton service… songes que tu représentes à cette heure toute ma maison… Tu ne penses seulement pas à offrir des rafraîchissements aux dames.

Yvon Ah ! monsieur le comte, je suis navré !

Horace Navré ? bon Yvon. Ah ! que veux-tu, nous ne sommes pas à l’hôtel d’Armançay. Je ne puis recevoir comme tu le désirerais, je comprends ta douleur ; notre route ressemble à une soirée du Marais… donnée le dimanche, par un bon bourgeois retiré du commerce.

Yvon Cette prison m’accable !

Horace Bon ! voici que tu deviens ingrat !… car enfin, vois… la paille humide de notre cachot est d’une assez belle étoffe… et notre cachot lui-même est illuminé !… Comme salon, il y a mieux, mais comme prison… c’est véritablement très-confortable !

Un joueur Mille dollars !

Horace Banco ! (À Yvon.) Va, mon ami, ce n’est pas un ordre que je le donne… c’est une prière que je t’adresse. (Yvon s’éloigne.)

Un joueur Voici ce que vous avez gagné, seigneur comte.

Horace Mille remercîments, monsieur. Mesdames, vous le voyez, la chance ne m’a pas tout-à-fait abandonné… voici l’infidèle qui me revient. (À doña Rédemption.) Señora, veuillez je vous prie remettre aux prisonniers de la ville cette somme que le hasard me jette… pour ces malheureux traités plus durement que moi, le hasard deviendra la Providence… Vous consentez ?… (il lui donne les dollars.)

Doña Rédemption Ils béniront votre nom, monsieur, car je leur dirai qu’elle est la main qui les secourt

Horace Ah ! master Sharp… ! heureux de votre bon souvenir !… voulez-vous accepter un grog ?… mon valet de chambre en fait d’excellents, suivant la mode américaine. — Messieurs… il y a des cigarettes dans le salon à droite !… — Monsieur Sharp… vos affaires doivent prendre bonne tournure… vous êtes content… plus de rivalité commerciale !

Sharp Moi, je suis attendri… par vous !

Horace Ah ! et moi je suis touché de votre attendrissement.

Sharp Vous êtes un vrai homme… Il faut sortir d’ici et fusionner nos deux compagnies.

Horace Ce serait de ma part une excessive présomption que de m’occuper encore d’affaires !

Sharp C’est vous qui serez le chef.

Horace Merci !… Cette confiance d’un ancien ennemi me fait plaisir, je vous sais gré de vos offres… mais il y a des choses qui ne se recommencent pas !… Les aventures de la nature des miennes sont de ce genre.

Doña Rédemption, s’avançant en tête d’une députation de dames Seigneur comte !

Horace Señora !

Doña Rédemption Nous venons, doña Antonia, les señoras qui m’entourent et moi, vous demander… Horace Et quoi donc ?

Doña Rédemption Une signature.

Horace Une signature ? ah !… je comprends… un autographe !… Croyez-vous qu’un autographe de moi puisse avoir une bien grande valeur ?

Antonia Oui, nous le croyons, celui-là surtout.

Doña Rédemption Et d’ailleurs, vous m’aviez promis quelques lignes sur mon album… mon album est là… sur votre table… et…

Horace Et la page est blanche ! je suis dans mon tort… mille pardons !… Tant de pensées ont assiégé mon cerveau… !

Doña Rédemption Eh bien ! votre signature au bas de ce papier, et je vous tiens quitte.

Horace Soit donc, mesdames ; j’aurais mauvaise grâce à vous refuser quoi que ce soit. (Il s’assied et prend la plume.) Il m’est permis de lire ? (Il lit un instant, dépose la plume et se lève.) Je suis aux regrets, mesdames, de ne pouvoir faire ce que vous demandez, toutefois je vous suis reconnaissant de la demande… mais le comte Horace d’Armançay ne peut accepter de grâce !

Antonia Je vous jure, comte, que toutes les notabilités de la ville l’apostilleront.

Doña Rédemption Un sursis… à la sentence, si elle est fatale… le temps d’aller à Mexico… vous serez sauvé.

Sharp Le temps, c’est de l’argent… disent les Anglais, on peut acheter le temps. Je paierai le temps, moi !

Horace En vérité, je serais ingrat de me plaindre… et tenez… cette affection qui m’entoure a quelque chose de plus précieux pour moi que la vie elle-même !… La vie ?… qu’en ferais-je ?… je l’ai jetée comme un prodigue à tous les vents ! j’ai connu les nobles émotions, les joies de l’amour… les vanités de la fortune… La vie !… que peut-elle m’offrir à présent !… La honte !… — Quoi ! j’aurais réuni trois cents braves… trois cents… ! — C’est avec trois cents que Léonidas a sauvé son pays ! — et parmi mes soldats, combien sont morts fièrement, invaincus, ceux-là, sur la foi de mes promesses, et puis, j’aurais donné l’ordre à ces dévoués qui ont lutté pour mon ambition, pour mon orgueil, de retourner avec leurs armes à San-Francisco, et après cela, après cette dispersion, après ces désastres, après ces morts… il me suffirait d’apposer ma signature au bas d’une feuille de papier pour que j’aie payé la dette du sang !… Et où irais-je ?… En France ! sur cette terre qui a des larmes d’enthousiasme pour toutes les gloires… des épigrammes pour tous les ridicules !… des huées pour toutes les lâchetés !… Que répondrais-je quand on dirait derrière moi, assez haut pour que je l’entende : « Voyez, c’est ce comte Horace… ce nouveau Pizarre, ce Fernand Cortez moderne, qui devait tout conquérir ! On l’a pris comme un écolier en maraude… on l’a mis en pénitence… il a un peu pleuré… et on l’a renvoyé sans pensum ! » — Retournerais-je à San-Francisco ?… Pour retrouver mes compagnons d’armes, qui me crieraient : « À quoi donc a servi tout le sang versé ?… celui-là est mort, cet autre est mort, beaucoup sont morts, pour qui ?… pour vous… et vous vivez ?… » — Non, je ne veux pas vivre ! Ce matin j’ai lu ma sentence dans les yeux de mes juges. Ils me condamneront et je les en remercie… ils m’épargneront ainsi le suicide… et c’est pourquoi j’ai le sourire sur les lèvres… Je me prépare à la mort en gentilhomme… Demain, je l’accepterai en chrétien… et je la subirai en soldat… ! — Mais je vois que j’assombris vos visages. Quittons ce sujet puisqu’il vous attriste, doña Rédemption, je tiendrai ma promesse, et je vous prie de me laisser réfléchir quelques minutes à ce que je vais écrire sur votre album. — Vous permettez ? (Il s’accoude sur la table et écrit sur un album.)

Doña Rédemption Ah ! mesdames ! messieurs ! sauver !… le sauver malgré lui !

Sharp Vous ne pouvez le sauver, lui, il est destiné à mourir, c’est la fatalité qui le veut.

Doña Rédemption La fatalité !

Sharp Oui… déjà… à Hermosillo, il a failli mourir empoisonné par une main mystérieuse.

Doña Rédemption En effet, j’ai entendu parler vaguement de cette histoire.

Antonia J’étais à Hermosillo, moi, alors… et nul ne sait le secret de cette aventure.