Page:Aimard - Les invisibles de Paris, 1893.djvu/690

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

revint chargé de tout ce qu’il avait trouvé, un pâté, une moitié de gigot, un pain de quatre livres.

Le vicomte de Rioban portait deux bouteilles de vin, des verres, des couteaux, des assiettes, tout ce qu’il fallait enfin pour mettre le couvert de leur fidèle et dévoué compagnon.

C’était un spectacle touchant que celui de cet ouvrier, de ce rude serviteur, servi par ses maîtres, ses supérieurs, tous gentilshommes ou grands de la terre.

L’égalité, tel est le plus beau résultat de la sainte association.

— Tiens, gredin, mange !… Tiens, misérable, bois ! dit en riant le colonel. Mange et bois tout ce qu’il te plaira ; quand il n’y en aura plus, il y en aura encore.

La Cigale faisait des manières.

— Oh ! mon colonel… je n’oserai jamais !

— Veux-tu bien manger tout de suite ! Tu nous fais attendre, et nous brûlons de t’interroger aussitôt que tu seras à même de nous répondre.

La Cigale se dressa subitement et saluant militairement :

— Interrogez, mon colonel, dit-il, je suis prêt.

On fut obligé d’employer une demi-violence pour le forcer à s’asseoir de nouveau.

Il ne se mit à manger que parce qu’on lui promit de ne l’écouter qu’après son repas.

— C’est bien pour vous obéir, allez…, fit-il respectueusement, tout en sentant une grande attraction vers les mets succulents étalés sur la table, auxquels Rioban et Mortimer venaient d’ajouter une troisième bouteille de vin, un jambonneau et un second pain de quatre livres.

Le colonel Renaud riait d’avance de la surprise de ses hôtes.

Il connaissait l’appétit du colosse.

Il savait que, pour peu qu’on ne l’arrêtât point dans son élan, la Cigale ne laisserait pas une miette de pain, un morceau de viande, une larme de vin.

Il fit signe aux neuf autres Invisibles de le laisser fonctionner à son aise.

— Va toujours…, va, mon gars, va, mange à ta faim.

Et la Cigale allait toujours.

Et la Cigale mangeait à sa faim.

Les Invisibles le servaient à l’envi.

Ils remplissaient son verre, coupaient sa viande, lui cassaient son pain.

Le débardeur était servi à souhait, comme dans un conte de fées.

Rendons-lui cette justice, le géant se laissait faire avec une docilité charmante.

Il avait mis tout amour-propre de côté.

Chacune des personnes qui se trouvaient là était pour lui une vieille connaissance.

Il n’avait que des amis dans l’assemblée.

Quelques minutes se passèrent ainsi, pendant lesquelles on n’entendit d’autre bruit que celui de ses deux puissantes mâchoires broyant, brisant, déchirant et avalant tout ce qu’on leur présentait.