Page:Aimard - Les rois de l'océan, 1 (L'Olonnais).djvu/289

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escabeaux, pleuraient silencieusement. Les sanglots de la pauvre femme étaient surtout déchirants ; le mari avait une somme de soixante francs à payer le 25 au collecteur, somme énorme pour ces braves gens ; ils n’avaient encore pu en amasser que la moitié ; la veille le mari avait voulu aller à la pêche ; le collecteur était un homme dur, sans pitié ; il avait menacé de jeter la famille hors de sa misérable chaumière, s’il n’était pas intégralement payé le 25 ; les pauvres gens savaient qu’il n’hésiterait pas à exécuter cette menace ; voilà pourquoi, malgré les observations de sa femme et de ses amis, sur le danger terrible auquel il s’exposait, le mari s’obstina à sortir en mer avec son fils, beau et brave garçon de seize à dix-sept ans. Ce que tout le monde avait prévu arriva. La barque, prise par une lame sourde, avait chaviré ; le fils du pêcheur s’était noyé, et lui-même n’avait échappé que par miracle à la mort. Mais la barque était brisée, les filets perdus ; les pauvres gens ruinés ; et dans quelques heures le collecteur arriverait. Leur désespoir était grand ; ce n’était plus le collecteur qu’ils redoutaient maintenant ; c’était leur enfant, leur fils unique, si bon, si dévoué, qu’ils aimaient avec passion ; c’était lui seul qu’ils pleuraient à chaudes larmes ; ils comprenaient qu’ils n’avaient plus qu’à mourir ! que feraient-ils seuls, tous deux sur terre ?

— Oui, oui, dit Vent-en-Panne, la misère est dure, dans notre beau pays de France ; elle pousse les pauvres au suicide ; l’excise est impitoyable ; d’ailleurs, ajouta-t-il avec un rire ironique, qui pourrait se plaindre ? le peuple n’existe pas ; il n’y a que des manants corvéables et taillables à merci ; il en a toujours été ainsi ; quoi qu’il arrive, il en sera toujours de même ; ne faut il pas que les petits engraissent les grands ? continue, matelot, continue.

— Il était près de cinq heures du matin ; la nuit s’était écoulée tout entière, sans que les deux époux, tout en mêlant leurs larmes, échangeassent une parole ; que se seraient-ils dit ? depuis vingt ans qu’ils vivaient côte à