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LES PROPOS D’ALAIN

par cette belle méthode ils le manquent toujours. Par exemple, un homme qui veut faire une belle phrase, dès qu’il en est content elle est laide, par cette prétention que j’y vois. Mais si l’orateur pense à gagner son procès, ou si l’écrivain pense à bien décrire, ou à raconter une action rare, ou à viser les puissances au point sensible, c’est alors qu’il arrivera peut-être à écrire bien, et d’un seul jet, sans retouche, par un bonheur de la plume.

Mais les poètes, alors ? Comment voulez-vous qu’ils écrivent en vers sans chercher le beau ? Aussi ne le trouvent-ils plus. Le temps en est passé. Pour trouver la vraie beauté d’un poème, il faut vivre dans un temps où la narration étudiée se fait toujours en vers, soit pour aider la mémoire, soit que tout récit solennel soit toujours un peu chanté. On fait alors des vers comme on suit maintenant le dictionnaire et la grammaire, ou comme un ouvrier sculpte des armoiries dans la pierre ; ce n’est qu’un travail ; l’on pense à la chose qu’il faut décrire et aux moyens qui sont imposés ; c’est alors que le beau peut naître, par un bonheur, tout d’un coup.

De même dans la peinture, il faut que le peintre soit d’abord un ouvrier qui a quelque chose à faire, sur un certain panneau imposé, par exemple une scène historique à représenter fidèlement, avec des portraits bien ressemblants. Alors il peut rencontrer le beau et le sublime par un bonheur du pinceau. Ceux qui ont bâti les cathédrales ne pensaient pas à faire de belles cathédrales ; non, mais grandes, hautes, solides. L’ogive a été trouvée ainsi. Mais dans la suite, dès qu’on a voulu la changer et l’orner, afin qu’elle fut belle, on l’a gâtée. Bach écrivait des chœurs pour l’église, afin de donner à chanter à ses élèves ; ou bien il improvisait sur l’orgue, pour remplir le temps ; et il suivait les règles du métier, comme fugues, imitations ; le beau naissait soudainement de ce travail, par un bonheur des mains. Nos sublimes chansons populaires sont nées sans doute à des fêtes où il fallait des récits chantonnés ou des rondes, conformément à des rites ; on chantait comme on faisait une table ou un buffet. La naïveté, qui trouve le beau sans le chercher, n’est rien autre chose que cette attention au métier et cette joie de faire comme il faut. Ce qu’exprime très bien la parenté visible des mots artiste et artisan. Tacite était un artisan d’histoire, attentif à raconter, à louer, à blâmer. Shakespeare et Molière étaient des charpentiers et menuisiers de théâtre ; c’est le métier qui les a portés si haut, par un bonheur de la hache et du ciseau. Les autres dansent devant le miroir.