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CHAPITRE X

DES PASSIONS ET DE L’ÉLOQUENCE

Il y a bien une éloquence des passions, mais sans art et sans mesure, qui émeut par contagion, mais qui ne persuade guère, si ce n’est dans le cas où les passions se répondent, comme dans l’amour, la haine ou le défi. Hormis ces cas-là il n’y a rien de plus froid et même de plus choquant qu’un homme passionné, je dis pour l’observateur ordinaire. La foule est moins aisément entraînée par une femme qui pleure que par un tribun qui déclame. Il est clair que si l’orateur pleure réellement on n’entendra plus ce qu’il dit. Il faut donc que l’orateur soit comédien, c’est-à-dire qu’il invente une mimique des passions, d’autant plus puissante toujours qu’elle est mieux réglée, et qu’elle prête mieux à l’enthousiasme, à la haine, à la fureur, l’accent de la raison impartiale. Il y a ainsi une pudeur dans la vraie éloquence, comme il y a d’impudents déclamateurs. Il le faut bien ; car les passions parlent vite et confusément, et bientôt crient ; de plus une passion qui va croissant a quelque chose de honteux, surtout devant une assemblée, et l’on craint alors le pire ; le scandale naît principalement de passions exposées au grand jour. Aussi le vrai orateur ne se laisse-t-il entraîner que lorsqu’il a bien assuré sa voix et marqué la fin