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SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

prose refuse d’attirer et de prendre ; je vois une belle pudeur dans ses cadences rompues. Aussi, dans cet art fait pour les yeux, tout ce qui sollicite l’oreille est en vérité de mauvais ton ; et non pas seulement les mots qui n’arrivent que pour l’harmonie, mais encore, dans une prose sobre, ces formules de même coupe et d’ampleur égale ; ce sont des flatteries qui détournent ; aussi peut-on faire l’épreuve de la belle prose par la lecture parlée ; l’art du lecteur n’y peut rien ajouter ; de lui-même il s’arrête, reprend, revient. La prose de Montaigne et celle de Stendhal sont sans doute, sous ce rapport, les plus pures.

Un autre trait de la prose, par quoi elle s’oppose aussi à la poésie, c’est qu’elle ne vise point à un mouvement commun. Il est bien clair qu’une poésie veut mouvoir des foules, et que le plus ignorant marche alors avec moi, sans savoir où. En cela la poésie dépasse l’éloquence, qui parle évidemment à une foule d’hommes et l’évoque naturellement. La poésie est plus grande quand elle se fait solitaire, car tous les hommes l’écoutent ensemble toujours. La prose non ; car par sa structure elle offre mille chemins, et chacun s’y plaît selon sa nature ; aussi fait-elle toujours silence et solitude ; comme une statue, que jamais deux hommes ne peuvent voir de même, au même moment. Aussi l’auteur semble écrire pour lui seul, au lieu que le poète veut plaire. Cela ne signifie point que la prose ne se plaise pas à elle-même. Au contraire ce que l’on appelle si bien le bonheur d’expression semble convenir à cet art seul. Et, comme un homme heureux attire et retient, sans y penser, ainsi une prose heureuse console mieux que la consolation du poète, toujours annonciatrice d’adieux et d’irréparable, par cette loi du temps. Disons que la prose détache les objets et les personnages de ce temps réel où la poésie les fait mouvoir toujours, et qu’ainsi elle est moins propre à représenter les jeux du destin, mais plutôt destinée en revanche à remonter des événements aux passions, et des passions aux vraies causes. C’est par là que se distin-