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LA PROSE ET L’ÉLOQUENCE

raisonner qui est la source de la plupart de nos erreurs. Et beaucoup, formés à cette école, argumentent toujours avec eux-mêmes. D’où est née la logique, qui, heureusement, dès qu’elle s’est présentée à l’état de pure théorie dans les travaux d’Aristote, a fait voir aussitôt la faiblesse de toute chaîne de preuves. Aussi voyons-nous qu’Aristote est de tous les philosophes celui qui argumente le moins. Mais déjà ceux qui lisent attentivement les célèbres Dialogues de Platon ne peuvent manquer de remarquer le contraste entre l’argumentation serrée, presque toujours puérile, et la force de ces belles analyses qui interrompent le dialogue, et où l’esprit ne retrouve ni principes, ni postulats, ni déductions. À dire vrai le dialogue coupé n’est ici qu’un moyen contre l’éloquence, au lieu que les discours suivis sont des modèles du développement selon la loi de la prose, et en un mot de l’analyse. Mais, malgré ces fortes leçons, les preuves et arguments ont encore trop d’empire. Le raisonnement triomphe de la raison même dans les œuvres écrites ; et le goût des discussions détourne plus que jamais l’esprit de ses vrais chemins, le vrai pour moi n’étant rien de plus que ce que j’ai prouvé à d’autres sans réplique.

Contre quoi la prose travaille, par son mouvement propre, toujours opposé à ces successions invincibles qui donnent la victoire à l’orateur. C’est pourquoi la vraie prose ne reçoit point ces divisions préliminaires, ces résumés, ces rappels de principes qui sont la forme naturelle du sermon, de la plaidoirie, et des leçons magistrales. Bien mieux, si on allait au détail, on remarquerait que les liaisons de logique détonnent dans la vraie prose. C’est être pédant que d’en user trop ; mais le pédantisme, si bien nommé, est autre chose encore qu’une faute contre le goût. Il s’agit de cette erreur, encore trop commune, d’après laquelle le commencement d’un livre ne peut être éclairé et expliqué par la fin ; ce n’est dans le fond que paresse d’esprit et peur de douter. Car il est commun que l’on cherche quelque principe hors de discussion,