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SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

le mot décrit par l’image immédiate, et ainsi ne se prête nullement à l’analyse par liaison avec d’autres. Et, deuxièmement, ce genre de mots, par cette raison, est naturellement lieu commun, comme on voit, par exemple, que le même juron exprime tous les mouvements de colère, et même toutes les émotions ; c’est ce qui fait que la vivacité des images, qui est ce que l’on voudrait admirer dans ce langage, est justement ce qui importe le moins à ceux qui en usent d’ordinaire. Et il est très vrai qu’il reste en beaucoup de mots quelque chose de leur enfance, souvent sensible même dans le son, et qui apparaît surtout aux chercheurs d’étymologie. Cette partie de leur sens est bien peu de chose en comparaison de ce qu’ils doivent aux fortes relations dans lesquelles ils sont entrés par le jugement des penseurs. Il est vrai que tous ces mouvements qu’ils portent avec eux peuvent s’accorder mal avec les images soutenues. Et ce malheur ne peut manquer d’arriver à ceux qui cherchent leur pensée dans les mots d’abord. Au lieu qu’un ferme jugement, et pris d’abord des objets, discipline d’avance les formes, et, faisant place nette de tous les mots qui ne conviennent qu’à demi, laisse paraître enfin les mots nécessaires. Il me semble que ce qu’on peut appeler l’inspiration n’est pas du tout un choix entre plusieurs manières de dire, ou un essai des lieux communs, mais plutôt une méditation sans paroles, qui prend forme par l’idée, sans aucune difficulté d’expression, car les mots usuels ne manquent jamais. Ainsi la vraie prose est sans ratures.

Il faut seulement comprendre que cette exécution inspirée définit la prose artiste, non la prose industrielle, et qu’il y a de l’industrie dans toute œuvre. La rature exprime toujours le travail d’industrie, qui compare l’exécution à l’idée ; et ce genre de prose est toujours mêlé à l’autre. La prose artiste ne rature donc point, mais plutôt retoucherait seulement en ajoutant, et d’après ce qui est fait. Ainsi ce qui est fait serait modèle pour ce qu’on ajoute. Et disons encore que beaucoup ne jugent bien de ce qui est fait