Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/177

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

venir, et pendant qu’elle était à penser si elle pourrait saisir cette occasion si décisive de revenir sur ses pas, et de quelle manière elle devrait s’y prendre, le prince la fit appeler. « Ah ça, ma fille, lui dit-il, jusqu’à présent vous vous êtes conduite on ne peut mieux ; il s’agit aujourd’hui de couronner l’œuvre. Tout ce qui s’est fait jusqu’ici s’est fait de votre consentement. Si dans l’intervalle il vous était venu quelque incertitude, quelque petit regret, des légèretés de jeunesse, vous auriez dû le déclarer ; mais, au point où en sont les choses, il n’est plus temps de faire des enfantillages. Le digne homme qui doit venir ce matin vous fera cent demandes sur votre vocation ; si vous vous faites religieuse de votre propre gré, et le pourquoi, et le comment, et que sais-je encore ? Si vous tâtonnez dans vos réponses, il vous tiendra sur la sellette qui sait combien de temps ? Ce serait pour vous un ennui, un tourment ; mais il pourrait en résulter quelque chose de plus sérieux. Après toutes les démonstrations publiques qui ont été faites, la moindre hésitation qui se ferait voir en vous compromettrait mon honneur ; elle pourrait faire croire que j’aurais pris une velléité de votre part pour une résolution arrêtée, que j’aurais précipité la chose, que j’aurais… que sais-je ? Dans un tel cas, je me verrais obligé de choisir entre deux partis également pénibles, ou laisser se former dans le monde une idée fâcheuse de ma conduite, et ce parti ne peut absolument s’accorder avec ce que je me dois à moi-même ; ou dévoiler le véritable motif de votre résolution, et… » Mais ici voyant que Gertrude devenait écarlate, que ses yeux se gonflaient, que son visage se contractait comme les feuilles d’une fleur au souffle de l’air chaud qui précède l’orage, il rompit ce discours, et reprit d’un air serein : « Allons, allons, tout dépend de vous, de votre bon sens. Je sais que vous en avez beaucoup, et vous n’êtes pas capable de gâter un bon ouvrage lorsqu’il touche à son terme ; mais je devais prévoir tous les cas. N’en parlons plus, et convenons seulement que vous répondrez avec assurance, pour ne pas faire naître des doutes dans la tête de ce brave homme. De cette manière d’ailleurs vous en serez quitte plus promptement. » Et ici, après lui avoir suggéré quelques réponses aux questions les plus probables, il rentra dans ses discours ordinaires sur les douceurs et les jouissances qui attendaient Gertrude dans le couvent, et l’y entretint jusqu’au moment où un domestique vint annoncer le vicaire. Le prince renouvela à la hâte ses avis les plus importants, et laissa sa fille avec cet ecclésiastique, ainsi que la règle le prescrivait.

Le digne homme arrivait avec une opinion à peu près formée sur la vocation de Gertrude pour le cloître, vocation qu’il supposait fort grande ; car c’était ainsi que le lui avait dit le prince, lorsqu’il était allé le prier de venir. À la vérité, le bon prêtre, qui savait que la défiance était l’une des vertus les plus nécessaires dans sa charge, avait pour maxime de ne pas ajouter foi trop facilement aux assertions de cette nature et de se tenir en garde contre les préoccupations ; mais il est bien rare que les paroles affirmatives et positives d’un personnage imposant, sous quelque rapport qu’il le soit, ne teignent pas de leur couleur l’esprit de celui qui les écoute.

Après les politesses d’usage, « mademoiselle, lui dit-il, je viens jouer ici le