Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/206

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faim, » dit l’un des hommes attroupés ; il s’approche de l’apprenti, porte la main sur le bord de la hotte, la tire brusquement à lui et dit : « Laisse-moi voir. » Le jeune garçon rougit, pâlit, tremble, voudrait dire : laissez-moi aller ; mais la parole expire dans sa bouche ; il baisse les bras et cherche à les dégager au plus vite des courroies. « À bas cette hotte ! » lui crie-t-on. Plusieurs mains à la fois la saisissent ; elle est à terre ; on jette en l’air la grosse toile qui la couvre ; une bonne odeur, qu’une chaleur douce accompagne, se répand à l’entour : « Nous sommes chrétiens aussi, nous autres ; nous aussi, nous devons manger du pain, » dit le premier ; il prend un pain rond, l’élève pour le montrer à la foule, et mord dedans : mains à la hotte, pains en l’air ; en moins de temps que pour le dire, toute la charge eut disparu. Ceux qui n’avaient rien eu en partage, irrités à la vue du gain des autres, et animés par la facilité de l’entreprise, se mirent à marcher par bandes à la recherche d’autres hottes : autant de rencontrées, autant de vidées. Et il n’était pas même besoin de donner l’assaut aux porteurs ; ceux qui, pour leur malheur, se trouvaient entourés, voyant quel mauvais vent soufflait, déposaient d’eux-mêmes leur charge et se sauvaient à toutes jambes. Toutefois, ceux qui restaient les dents longues étaient encore sans comparaison les plus nombreux ; les conquérants eux-mêmes n’étaient pas satisfaits d’une si faible proie ; et puis, mêlés parmi les uns et les autres, étaient ceux qui avaient compté sur un désordre mieux conditionné. « Au four ! au four ! » se met-on à crier alors.

Dans la rue nommée la Corsia de’ Servi, il y avait un four qui s’y trouve encore aujourd’hui avec le même nom qu’à cette époque ; nom qui, en toscan, signifie le four des béquilles, et qui, en milanais, est composé de mots si hétéroclites, si bizarres, si sauvages que l’alphabet de la langue n’a pas de signes pour en indiquer le son[1]. C’est de ce côté que se porta la foule. Les gens de la boutique étaient à interroger le jeune garçon revenu sans sa hotte, et qui, tout effaré, tout ébouriffé, racontait en balbutiant sa triste aventure, lorsqu’un bruit de pas et de cris se fait entendre ; il augmente et s’approche : les plus avancés de la bande paraissent.

Qu’on ferme ! qu’on ferme ! Vite, vite ; l’un court demander aide au capitaine de justice ; les autres se hâtent de fermer la boutique et en barricadent la porte. L’attroupement au dehors commence à grossir et à crier : « Du pain ! du pain ! Ouvrez ! ouvrez ! »

Peu de moments après, arrive le capitaine de justice avec un détachement

  1. El prestin di scanse. (Note de l’auteur.)