Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/226

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comme dans le premier, il fit à son changeant auditoire un discours, le plus continu quant au temps, et le moins suivi quant au sens, qui jamais eût été fait, non toutefois sans l’interrompre de temps en temps par quelques petits mots espagnols que, vite vite, se tournant vers son immobile compagnon, il lui lâchait à l’oreille. « Oui, messieurs ; pain et justice : au château, en prison, sous ma garde. Merci, merci, mille grâces. Non, non : il n’échappera pas ! Por ablandarlos[1]. C’est trop juste ; on examinera, on verra. Moi aussi, messieurs, je vous veux du bien. Un châtiment sévère. Esto lo digo per su bien[2]. Une taxe juste, une taxe honnête, et châtiments pour les affameurs. Rangez-vous de côté, s’il vous plaît. Oui, oui ; je suis un honnête homme, ami du peuple. Il sera puni : c’est vrai, c’est un coquin, un scélérat. Perdone usted[3]. Il s’en tirera mal, il s’en tirera mal… Si es culpable[4]. Oui, oui, nous les ferons marcher droit, les boulangers. Vive le Roi, et vive les bons Milanais, ses très-fidèles sujets ! Il est dans de beaux draps, dans de beaux draps. Animo ; estamos ya quasi fuera[5]. »

Ils avaient en effet traversé le plus gros de la foule et allaient bientôt se trouver pleinement au large. Là Ferrer, lorsqu’il commençait à donner un peu de repos à ses poumons, vit le secours de Pise[6], les soldats espagnols que nous avons laissés l’arme au bras, et qui pourtant sur la fin n’avaient pas été tout à fait inutiles ; soutenus et dirigés par quelques bourgeois, ils avaient aidé à faire déguerpir un peu de monde, et à tenir le passage libre à l’extrémité du rassemblement. À l’arrivée du carrosse, ils formèrent la haie et présentèrent les armes au grand chancelier, qui fit encore ici un salut à droite, un salut à gauche ; et l’officier s’étant approché pour lui faire le sien, Ferrer lui dit, accompagnant ces paroles d’un geste de la main droite : « Beso á usted las manos[7]. Compliment que l’officier prit pour ce qu’il signifiait en effet, c’est-à-dire : Vous m’avez été d’un grand secours ! Celui-ci, pour réponse, fit un autre salut et plia les épaules. C’était vraiment le cas de dire : Cedant arma togæ ; mais Ferrer n’avait pas dans ce moment la tête aux citations : et du reste c’eût été des paroles perdues ; car l’officier n’entendait pas le latin.

Pedro, en passant entre ces deux rangs de miquelets, entre ces mousquets si respectueusement présentés, retrouva son ancien cœur. Il revint tout à fait de son étourdissement, se rappela qui il était et qui il conduisait ; et criant : « Ohé ! ohé ! » sans plus de façon, aux gens qui gênaient son passage, désormais assez rares pour pouvoir être traités ainsi, fouettant en même temps ses chevaux, il les lança bon train vers la citadelle.

« Levantese, levantese ; estamos ya fuera[8], » dit Ferrer au vicaire, qui, rassuré par la cessation des cris, par le mouvement rapide de la voiture et par ces

  1. Pour les amadouer.
  2. Je dis cela pour votre bien.
  3. Pardon, monsieur.
  4. S’il est coupable.
  5. Courage, nous voilà presque dehors.
  6. Secours tardif, ainsi qu’il a été dit dans une note antérieure. (N. du T.)
  7. Je baise les mains à votre seigneurie.
  8. Levez-vous, levez-vous, nous en voilà dehors.