Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/26

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quelque opinion qu’ils appartinssent, assistaient à ses funérailles. C’est là le plus grand éloge que l’on puisse donner à un magistrat qui a occupé, pendant dix-huit ans, des fonctions aussi pénibles… » Tout cela est vrai ; nous y étions.

La population des campagnes se pressait autour du cercueil ; une députation des portefaix, qui se souvenaient du bien fait à leur ville par l’ancien maire, les paysans se pressaient dans l’église sur la place, au cimetière : on éclatait en sanglots. — Un article de son testament fut lu en face du cercueil : « Peut-être dans ma longue administration ai-je causé, par d’involontaires erreurs, quelque préjudice à autrui ; ne connaissant pas ceux qui auraient pu en souffrir, que les pauvres, du moins profitent de l’expiation. » — « Allez, ne craignez rien, s’écria l’orateur d’une voix émue, ne craignez rien ! Jamais homme ne s’est présenté devant Dieu avec des mains plus nettes et une conscience plus irréprochable ; entré dans cette haute et longue magistrature avec une fortune modeste, vous en êtes sorti plus pauvre que vous n’y étiez entré !… »

Tel fut le marquis de Montgrand. Ses inclinations étaient douces, son caractère affable et digne, ses plaisirs ceux de l’esprit et du cœur ; l’étude des lettres, les affections de famille, les jouissances de la campagne, les relations avec ses amis, voilà tout son bonheur, dans cette longue retraite dont il ne sortit plus.

........La douce solitude,
Le jour semblable au jour lié par l’habitude.

Lamartine.

« Ce régime n’est bon qu’aux faibles. » dit Rousseau.

Il a tort : les forts seuls peuvent le supporter et savent en jouir ; il faut seulement que l’habitude soit pure, noble, digne. Rousseau, qu’a-t-il donc gagné en bonheur dans ses pérégrinations vagabondes, dans ces caprices, dans ces inquiétudes qui le faisaient sans cesse changer d’horizons ?

Homme de probité scrupuleuse, notre si regretté maire fut suivi dans sa retraite par les vœux, les affections, les respects de ses concitoyens ; — homme de cœur, il aima, il fut aimé ; — homme d’intelligence, il dut à son amour pour les arts de nobles et douces jouissances ; homme de foi, il est mort en philosophe chrétien et résigné, donnant à la prière les moments que lui laissaient d’intolérables souffrances. — Nous, penché vers le chevet de son lit de douleurs, témoin de sa longue et cruelle agonie, nous l’avons vu conserver jusqu’au dernier soupir son esprit sain et lucide, son calme admirable, son énergique sensibilité ; nous l’avons vu, au milieu de ses ferventes et religieuses aspirations, s’entretenir de sa fin avec une touchante sérénité, ne regrettant de ce monde que sa famille et ses amis !

L’unanimité des louanges, surtout de la part des hommes que, en politique, un abîme séparait de lui, honore à la fois sa mémoire et ceux qui ont compris qu’une telle vie, admirée de tous, supprime les partis.

Memoria justi cum laudibus.
(Prov., cap. X., vers. 7.)

De telles existences laissent un long souvenir : — elles laissent surtout de grandes leçons !


Baron Gaston de Flotte

Saint-Jean-du-Désert (près Marseille) 1870.