Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/310

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Du haut de son donjon, comme l’aigle de son aire ensanglantée, le farouche seigneur dominait autour de lui tout l’espace où le pied d’un homme pouvait se poser, et ne voyait jamais nul homme au-dessus de sa tête. D’un regard il embrassait toute cette enceinte, les pentes, le fond de la gorge, les voies pratiquées en ces divers lieux. Celle qui, par les nombreux détours de ses rampes, conduisait au terrible manoir, offrait, vue de là-haut, comme les longs replis d’un ruban qui se déroule. De ses fenêtres, de ses meurtrières, le seigneur pouvait compter à son aise les pas de ceux qui venaient, et cent fois pointer contre eux ses armes. Et quand c’eût été une forte troupe, il aurait pu, avec sa garnison permanente de bravi, coucher à terre ou faire rouler en bas bon nombre des assaillants, avant qu’un seul atteignît le haut de la montée. Du reste, ce n’était pas seulement sur cette cime, mais dans toute la vallée, que nul n’eût osé mettre le pied, même pour le simple passage, s’il n’eût été bien vu du maître du château. Et quant aux sbires, celui d’entre eux qui s’y serait montré aurait été traité comme on traite dans un camp un espion ennemi qui se laisse prendre. On racontait les tragiques histoires des derniers qui avaient voulu tenter l’entreprise ; mais déjà c’étaient histoires du vieux temps ; et des jeunes gens de la vallée, nul ne se souvenait d’y avoir vu de cette espèce d’hommes, vivants ou morts.

Telle est la description que l’anonyme fait de ce lieu ; quant au nom, pas une syllabe ; et même, pour éviter de nous mettre sur la voie qui nous conduirait à le découvrir, il ne dit rien du voyage de don Rodrigo, et le transporte d’emblée au milieu de la vallée, au pied de l’éminence, à l’entrée du sentier rapide et tortueux. Là était une taverne qu’on aurait pu également appeler un corps de garde. Une vieille enseigne suspendue au-dessus de la porte montrait des deux côtés en peinture un soleil rayonnant ; mais la voix du peuple, qui quelquefois répète les noms, comme on les lui apprend et quelquefois les refait à sa guise, ne désignait cette taverne que par le nom de la Malanotte[1].

Au bruit des pas d’un cheval qui s’approchait, parut sur le seuil un jeune garçon, armé comme un Sarrasin, et qui, après avoir jeté son coup d’œil au dehors, rentra aussitôt pour avertir trois bandits qui étaient là jouant avec certaines cartes crasseuses et roulées comme des tuiles. Celui qui paraissait être le chef se leva, vint sur la porte, et, reconnaissant un ami de son maître, le salua respectueusement. Don Rodrigo, lui rendant le salut de fort bonne grâce, lui demanda si le seigneur se trouvait au château ; et, cette espèce de caporal ayant répondu qu’il le croyait ainsi, le voyageur mit pied à terre, et jeta les rênes de son cheval au Tiradrillo, l’un des hommes de sa suite. Puis il quitta son fusil et le remit au Montanarolo, comme pour se décharger d’un poids inutile et monter plus lestement, mais, dans le fait, parce qu’il savait bien qu’il n’était pas permis de gravir cette hauteur avec une telle arme. Il tira ensuite de sa poche quelques berlinghe, et les donna au Tarabuso, en lui disant : « Restez ici, vous autres, à m’attendre ; et, durant ce temps-là, amusez-vous avec ces braves gens. » Il prit

  1. La nuit de malheur.