Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/375

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arrêté, tandis qu’elle-même avait fait arrêter la carriole, d’où elle s’était empressée de descendre, et ils s’étaient retirés à l’écart dans un petit bois de châtaigniers qui bordait le chemin. Don Abbondio lui avait raconté ce qu’il avait pu savoir et ce qu’il avait été obligé de voir lui-même. La chose n’était pas claire, mais au moins Agnese eut l’assurance que Lucia était en sûreté, et elle respira.

Don Abbondio, ensuite, avait voulu entamer un autre discours et lui donner une longue instruction sur la manière dont elle devait se conduire avec l’archevêque, si celui-ci, comme c’était probable, désirait s’entretenir avec elle et avec sa fille ; et il insistait notamment sur ce qu’il ne convenait pas de toucher l’article du mariage… Mais Agnese, s’apercevant que le brave homme ne parlait que dans son intérêt propre, l’avait planté là, sans lui rien promettre, sans même se rien proposer, car elle avait autre chose à quoi penser, et elle s’était remise en route.

Enfin la carriole arrive et s’arrête devant la maison du tailleur, Lucia se lève précipitamment ; Agnese descend et s’élance dans la maison ; elles sont dans les bras l’une de l’autre. La femme du tailleur, seule alors présente, les soutient, les calme, les félicite ; puis, toujours discrète, elle les laisse seules, disant qu’elle va leur préparer un lit, qu’elle le peut sans se gêner, mais que, cela ne fût-il point, elle et son mari aimeraient mieux coucher à terre que de les laisser chercher un gîte ailleurs.

Après ce premier épanchement d’embrassements et de sanglots, Agnese voulut savoir les aventures de Lucia, et celle-ci se mit douloureusement à les lui raconter. Mais, comme le lecteur le sait, c’était une histoire que personne ne connaissait tout entière ; et pour Lucia elle-même, il y avait des parties obscures et tout à fait inexplicables, surtout cette fatale combinaison de circonstances par laquelle la terrible voiture s’était trouvée là sur la route, tout juste à l’instant où Lucia y passait par un hasard extraordinaire ; et là-dessus la mère et la fille se perdaient en conjectures sans jamais donner au but ni même en approcher.

Quant à l’auteur principal de la trame, l’une et l’autre ne pouvaient avoir d’autre pensée, sinon que c’était don Rodrigo.

« Ah ! perfide assassin ! Ah ! tison d’enfer ! s’écriait Agnese. Mais lui aussi aura son heure. Dieu le payera selon son mérite, et alors il verra ce que c’est…

— Non, non, ma mère, non ! interrompit Lucia, ne lui souhaitez pas de mal, n’en souhaitez à personne ! Si vous saviez ce que c’est que de souffrir ! Si vous l’aviez éprouvé ! Non, non ! prions plutôt le bon Dieu et la sainte Vierge pour lui ; que Dieu lui touche le cœur, comme il l’a fait pour cet autre pauvre monsieur qui était pire que lui, et qui à présent est un saint. »

L’horreur que Lucia éprouvait en revenant sur des souvenirs si récents et si courts, la fit plus d’une fois s’interrompre ; plus d’une fois elle dit que le cœur lui manquait pour continuer, et elle ne reprit la parole qu’avec peine après bien des larmes. Mais un sentiment d’une autre nature la tint en suspens lorsqu’elle en fut à un certain point de son récit, à son vœu. La crainte de se voir