Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/431

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avec peine de leurs épargnes et de leur capital ; des maîtres même pour qui la cessation des affaires avait été une cause de faillite et de ruine ; des ouvriers et même des chefs de toutes sortes de manufactures, depuis les arts de luxe jusqu’aux branches d’industrie les plus communes et les plus nécessaires, privés des moyens d’existence qu’ils trouvaient dans leur travail ; tous ces infortunés de diverses classes vaguant de porte en porte, de rue en rue, appuyés contre les bornes des carrefours, accroupis sur le pavé le long des maisons et des églises, demandant la charité d’un ton lamentable, ou bien hésitant entre le besoin et une honte qu’ils n’avaient pas encore su vaincre ; tous amaigris, défaits, dévorés par la faim, transis de froid sous leurs vêtements usés et incomplets, mais qui, pour plusieurs, conservaient la marque d’une ancienne aisance, de même que, dans cet état d’oisiveté et d’avilissement où gémissaient ces victimes d’un malheur inattendu, se montrait encore en elles je ne sais quel indice d’habitudes actives et généreuses ; parmi cette déplorable foule, et y figurant pour une bonne part, des domestiques renvoyés par leurs maîtres tombés de la médiocrité dans la gêne, ou qui, bien que fort riches, n’avaient plus les moyens, en des circonstances semblables, de soutenir leur ancien état de maison ; et pour tous ces indigents de diverse sorte, un nombre considérable d’autres personnes accoutumées à vivre en partie de ce qu’ils gagnaient ; des enfants, des femmes, des vieillards groupés autour de ceux qui furent leurs soutiens, ou dispersés ailleurs à la recherche d’un secours.

On rencontrait aussi, et l’on reconnaissait à leurs toupets en désordre, à un reste d’ornements sur leurs habits, ou même à quelque chose de particulier dans leur allure et leurs gestes, à ce cachet que les habitudes de la vie impriment sur les figures, où il est d’autant plus marqué que ces habitudes sont d’un genre moins ordinaire, on rencontrait nombre d’individus de cette trop fameuse race des bravi, qui, ayant perdu par le malheur commun le pain de la scélératesse, allaient implorant celui de la charité. Domptés par la faim, effrayés, étourdis de leur chute, ils se traînaient dans ces rues où si longtemps ils s’étaient montrés la tête haute, le regard jaloux et fier, revêtus de riches et bizarres livrées, décorés de plumes, parés, parfumés ; et ils tendaient humblement cette main qui tant de fois s’était levée sur ceux que menaçait son insolence ou qu’elle frappait du coup de la trahison.

Mais la vue la plus pénible peut-être à soutenir, et qui excitait le plus de pitié, était celle des habitants des campagnes marchant, là isolés, ici par couples, ailleurs par familles entières, le mari et la femme portant leurs petits enfants dans leurs bras ou attachés sur leurs épaules, en conduisant d’autres par la main, et suivis de leurs vieilles gens, à quelques pas de distance. Les uns, après avoir vu leurs maisons envahies et dépouillées de tout ce qui s’y trouvait par des soldats de station ou de passage, avaient fui de désespoir, et il en était de ceux-ci qui, pour mieux exciter la compassion, et comme par une distinction de misère, montraient les traces livides et les cicatrices des coups qu’ils avaient reçus en défendant leurs dernières et chétives provisions, ou en se sauvant des mains d’une soldatesque effrénée. D’autres, épargnés par ce