Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/477

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le maître de la maison où cet homme avait logé, un certain Carlo Colonna, joueur de luth. Alors, tous les locataires de cette maison furent, par ordre de la Santé, conduits au lazaret, où la plupart tombèrent malades et quelques-uns moururent sous peu de temps, avec les symptômes bien prononcés de la contagion.

Déjà, cependant, le principe d’infection s’était disséminé dans la ville, tant à la suite des rapports que l’on avait eus avec ces gens, qu’à l’aide de leurs vêtements et de leurs effets, soustraits par leurs parents, par leurs logeurs, par des personnes de service, aux recherches et à la combustion prescrites par le tribunal. À cette funeste semence venait se joindre celle qui pénétrait encore du dehors par la défectuosité des ordres donnés, le peu de soin que l’on mettait à leur exécution et l’adresse avec laquelle on savait les éluder. Le mal alla ainsi, couvant et s’étendant avec lenteur et sourdement pendant tout le reste de l’année et les premiers mois de l’année suivante 1630. De temps en temps, quelqu’un en était atteint, quelqu’un mourait, tantôt dans un quartier, tantôt dans un autre ; et la rareté même de ces accidents éloignait l’idée de la vérité ; elle confirmait toujours plus le public dans cette stupide et meurtrière confiance qu’il n’y avait point de peste, qu’il n’y en avait jamais eu un seul instant. Nombre de médecins même, se faisant les échos de la voix du peuple (était-elle dans cette circonstance la voix de Dieu ?), se moquaient des présages sinistres, des avis menaçants de quelques-uns de leurs confrères ; et ils avaient toujours prêts à la bouche des noms de maladies ordinaires, pour en qualifier tous les cas de peste qu’ils pouvaient être appelés à traiter, quels qu’en fussent les symptômes.

L’avis de ces sortes de cas, s’il arrivait au tribunal de santé, ne lui parvenait pour l’ordinaire que tardivement et d’une manière fort peu précise. La crainte de la contumace[1] et du lazaret disposait tous les esprits à la ruse : on cachait les malades, on achetait le silence des fossoyeurs et de leurs surveillants : il arriva même plus d’une fois que les employés subalternes du tribunal envoyés par ce corps pour visiter les cadavres, délivrèrent, à prix d’argent, de faux certificats.

Comme cependant, à chaque découverte qu’il parvenait à faire, le tribunal ordonnait de brûler les effets, comme il mettait des maisons en quarantaine et envoyait des familles entières au lazaret, il est facile de juger combien il appelait sur lui le mécontentement et les murmures du public, de la noblesse, des marchands et du peuple, dit Taddino, dans la persuasion où ils étaient tous que c’étaient des vexations sans motif et sans nul avantage. On en voulait surtout aux deux médecins Taddino et Senatore Settala, fils de l’archiâtre, qui bientôt ne purent plus traverser les places publiques sans être poursuivis d’injures, lorsque ce n’étaient pas des pierres qu’on leur lançait, et ce fut sans doute une position digne d’être remarquée que celle où se trouvèrent pendant quelques

  1. On appelle contumace, en langage sanitaire, l’état de suspicion des personnes et de toutes sortes d’objets, sous le rapport de la santé publique. (N. du T.)