Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/489

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

breuse ne pouvait que répandre toujours plus la contagion ; danger bien plus réel[1]. La crainte des onctions reparaît dans ce raisonnement, parce que cette crainte, d’abord assoupie parmi la population, s’était réveillée et régnait maintenant d’une manière plus générale que jamais et plus que jamais accompagnée de fureur.

On avait vu de nouveau, ou cette fois on avait cru voir, de la drogue mise sur des murs, sur les portes d’édifices publics et des maisons particulières, sur les marteaux de ces portes. Le bruit de semblables découvertes n’avait pas plutôt pris naissance qu’il courait de bouche en bouche, et comme il arrive toujours lorsque l’âme est fortement préoccupée de certaines idées, ouïr dire devenait pour chacun la même chose que voir. Les esprits, toujours plus alarmés par la présence du mal, toujours plus irrités par la persistance du danger, étaient par là de plus en plus disposés à embrasser cette croyance, car le souhait de la colère est d’avoir à punir, et, comme l’a observé fort justement un esprit distingué[2] à l’occasion du fait même qui nous occupe, elle aime mieux attribuer les maux à un acte de perversité humaine dont elle puisse tirer vengeance que de leur reconnaître une cause avec laquelle il n’y aurait autre chose à faire que de se résigner. Les mots de poison très-subtil, très-prompt, très-pénétrant étaient plus que suffisants pour expliquer la violence et tous les accidents les plus extraordinaires de la maladie. On disait ce poison composé de crapauds, de serpents, de pus et de bave de pestiférés, de pis encore, de tout ce que des imaginations sauvages et déréglées peuvent inventer d’horrible et de dégoûtant. À cela vinrent se joindre les sortilèges par lesquels toute chose devenait possible, toute objection perdait sa force, toute difficulté trouvait sa solution. Si la première onction n’avait pas été immédiatement suivie des effets qu’elle devait produire, on en voyait facilement la cause : c’était un essai mal exécuté par des empoisonneurs encore novices : l’art s’était perfectionné maintenant, et les volontés étaient plus acharnées vers le but infernal qu’elles s’étaient proposé. Celui qui aurait encore osé soutenir que le premier barbouillage avait été une plaisanterie, celui qui aurait nié l’existence d’un complot eût passé pour un homme aveugle, opiniâtre, si même il n’eût encouru le soupçon d’avoir

    si ce n’est même la simple publication d’un semblable écrit, plutôt qu’une compilation nouvelle. (Note de l’Auteur.)

    Untori, gens qui oignent. Ce nom fut, comme on voit, créé du verbe ungere, pour désigner ces prétendus malfaiteurs qu’on soupçonnait de frotter, d’oindre de drogues vénéneuses les murs, les portes et autres objets, pour inoculer et propager la peste. L’impossibilité de trouver dans la langue française un mot qui rende, sans en dénaturer le sens, ce substantif qui joue un si grand rôle dans le trait d’histoire où il prit naissance, nous a déterminé à ne pas essayer de le traduire. Ce n’est même pas sans quelque hésitation que nous n’en avons pas fait autant pour le mot unzioni traduit, dans notre texte, par celui d’onctions, dont l’acception, dans notre langue, ne serait pas rigoureusement celle que, d’après l’italien, nous avons dû lui prêter. (Note du Traducteur.)

  1. « Si unguenta scelerata et unctores in urbe essent… si non essent… certiusque adeo malum. » Ripamonti, p. 185.
  2. Verri, Osservazioni sulla tortura : scrittori italiani d’economica politica ; parte moderna, t. VII, p. 203.