Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/540

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tourbe ennemie la figure la plus farouche, la plus furieuse que jamais il eût prise, et, le bras tendu, brandissant au-dessus de sa tête la lame luisante de son arme, il cria : « Que celui de vous qui a du cœur s’avance, canaille ! Je vous réponds qu’avec ceci je vais l’oindre tout de bon. »

Mais il vit avec étonnement et une vague satisfaction que ceux qui le poursuivaient s’étaient arrêtés comme s’ils eussent hésité à passer outre, et que, de là, continuant de crier, ils faisaient, en levant les mains, certains signes de furibonds qui semblaient s’adresser à d’autres venant de loin derrière lui. Il se tourna de nouveau, et vit ce que son trouble ne lui avait pas permis de remarquer l’instant d’auparavant, un chariot qui s’avançait, ou plutôt la file ordinaire des chariots chargés de morts, avec leur accompagnement accoutumé, et par derrière, à quelque distance, une autre petite troupe de gens qui auraient bien voulu venir aussi tomber sur l’untore et le prendre entre eux et ceux de l’autre côté, mais qui, de même que ceux-ci, étaient retenus par l’obstacle que présentait le convoi. Se voyant ainsi entre deux feux, il lui vint à l’esprit que ce qui était un objet de crainte pour ces enragés pouvait être pour lui un moyen de salut ; il pensa que ce n’était pas le moment de faire le délicat ; il rengaina son couteau, se mit sur le côté de la rue, reprit sa course vers les chariots, dépassa le premier, remarqua sur le second un assez large espace vide, d’un coup d’œil mesura le saut, s’élança ; et le voilà sur le chariot, posé sur le pied droit, le gauche en l’air, les bras levés, dans l’attitude de la victoire.

« Bravo ! bravo ! » s’écrièrent tous ensemble les monatti qui conduisaient le convoi, les uns à pied, d’autres montés sur les chariots, d’autres encore, pour dire la chose dans toute son horreur, assis sur les cadavres, et buvant à une grande bouteille qu’ils se passaient de main en main ; « bravo ! voilà un beau coup !

— Tu es venu te mettre sous la protection des monatti ; c’est tout comme si tu étais dans une église, » lui dit l’un des deux qui se trouvaient sur le chariot où il avait sauté.

Les ennemis de Renzo, à l’approche des voitures, avaient pour la plupart tourné le dos et faisaient retraite en continuant toutefois de crier : « Donnez dessus, donnez dessus ! à l’untore ! » Quelques-uns s’éloignaient plus lentement, et de temps en temps s’arrêtaient pour se tourner en faisant des gestes de menaces vers le jeune homme qui, du haut de son chariot, leur répondait en agitant ses poings en l’air.

« Laisse-moi faire, » lui dit un monatto ; et, arrachant de dessus un cadavre un linge dégoûtant, il le noua à la hâte ; puis le prenant par l’un des bouts, il l’éleva comme une fronde vers ces obstinés, en faisant mine de vouloir le leur lancer et en criant : « Attendez, canaille ! » À cette vue, tous s’enfuirent saisis de frayeur ; et Renzo ne vit plus que le dos de ses ennemis, et des talons qui dansaient rapidement en l’air comme les battoirs d’un moulin à foulon.

Parmi les monatti s’éleva un hurlement de triomphe, une tempête d’éclats de rire, un ouh ! prolongé, comme pour accompagner cette fuite.

« Ah ! ah ! vois-tu si nous savons protéger les honnêtes gens ? dit à Renzo