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DE L’OMNIPOTENCE DE LA MAJORITÉ.

contre la loi, sans cesser d’aimer et de respecter le législateur. Les Américains ont la même opinion de la majorité.

L’empire moral de la majorité se fonde encore sur ce principe, que les intérêts du plus grand nombre doivent être préférés à ceux du petit. Or, on comprend sans peine que le respect qu’on professe pour ce droit du plus grand nombre augmente naturellement ou diminue suivant l’état des partis. Quand une nation est partagée entre plusieurs grands intérêts inconciliables, le privilège de la majorité est souvent méconnu, parce qu’il devient trop pénible de s’y soumettre.

S’il existait en Amérique une classe de citoyens que le législateur travaillât à dépouiller de certains avantages exclusifs, possédés pendant des siècles, et voulût faire descendre d’une situation élevée pour les ramener dans les rangs de la multitude, il est probable que la minorité ne se soumettrait pas facilement à ses lois.

Mais les États-Unis ayant été peuplés par des hommes égaux entre eux, il ne se trouve pas encore de dissidence naturelle et permanente entre les intérêts de leurs divers habitants.

Il y a tel état social où les membres de la minorité ne peuvent espérer d’attirer à eux la majorité, parce qu’il faudrait pour cela abandonner l’objet même de la lutte qu’ils soutiennent contre elle. Une aristocratie, par exemple, ne saurait devenir majorité en conservant ses priviléges exclusifs, et elle ne saurait laisser échapper ses privilèges sans cesser d’être une aristocratie.