Page:Alexis de Tocqueville - L'Ancien Régime et la Révolution, Lévy, 1866.djvu/267

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et le socialisme sont des produits du même sol ; ils sont, relativement l’un à l’autre, ce que le fruit cultivé est au sauvageon.

De tous les hommes de leur temps, ce sont les économistes qui paraîtraient le moins dépaysés dans le nôtre ; leur passion pour l’égalité est si décidée et leur goût de la liberté si incertain, qu’ils ont un faux air de contemporains. Quand je lis les discours et les écrits des hommes qui ont fait la Révolution, je me sens tout à coup transporté dans un lieu et au milieu d’une société que je ne connais pas ; mais, quand je parcours les livres des économistes, il me semble que j’ai vécu avec ces gens-là et que je viens de discourir avec eux.

Vers 1750, la nation tout entière ne se fût pas montrée plus exigeante en fait de liberté politique que les économistes eux-mêmes ; elle en avait perdu le goût, et jusqu’à l’idée, en en perdant l’usage. Elle souhaitait des réformes plus que des droits, et, s’il ne se fût trouvé alors sur le trône un prince de la taille et de l’humeur du grand Frédéric, je ne doute point qu’il n’eût accompli dans la société et dans le gouvernement plusieurs des plus grands changements que la Révolution y a faits, non-seulement sans perdre sa couronne, mais en augmentant beaucoup son pouvoir. On assure que l’un des plus habiles ministres qu’ait eus Louis XV, M. de Machault, entrevit cette idée et l’indiqua à son maître ; mais de telles entreprises ne se conseillent point : on n’est propre à les accomplir que quand on a été capable de les concevoir.

Vingt ans après, il n’en était plus de même : l’image