Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/27

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Tocqueville, causons ; je désire que vous me parliez un peu d’Amérique. » Je le connaissais assez pour savoir que cela voulait dire : je vais parler d’Amérique. Il en parla en effet fort curieusement et fort longuement, sans que j’eusse la possibilité ni même le désir de placer un mot, car il m’intéressait réellement. Il peignait les lieux comme s’il les voyait ; il se rappelait les hommes distingués qu’il avait rencontrés il y avait quarante ans, comme s’il les eût quittés d’hier ; il citait leurs noms, leurs prénoms, disait l’âge qu’ils avaient alors, contait leur histoire, leur généalogie, leur descendance avec une exactitude merveilleuse et des détails infinis sans être ennuyeux. D’Amérique et sans souffler il revint en Europe, me parla de toutes nos affaires étrangères ou intérieures avec un abandon incroyable, car je n’avais nul droit à sa confiance, me dit grand mal de l’empereur de Russie, qu’il appela Monsieur Nicolas, traita en passant lord Palmerston comme un polisson, et finit par m’entretenir longuement des mariages espagnols, qui venaient d’avoir lieu et des embarras qu’ils lui suscitaient du côté de l’Angleterre : « La reine m’en veut beaucoup, dit-il, et se montre fort irritée, mais, après tout, ajouta-t-il, ces criailleries ne m’empêcheront pas de mener mon fiacre. » Quoique cette locution datât de l’ancien régime, je pensai qu’il