Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/315

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donnée au parti montagnard et l’occasion que lui fournissait l’affaire de Rome me semblaient rendre un tel événement inévitable. J’en redoutais, du reste, peu l’issue. J’étais convaincu que, bien que les soldats eussent voté en majorité pour la montagne, l’armée combattrait sans hésitation contre elle. Le soldat qui vote individuellement pour un candidat dans un scrutin, et le soldat qui agit sous la pression de l’esprit de corps et de la discipline militaire, sont en effet deux hommes. Les pensées de l’un ne règlent pas les actions de l’autre. La garnison de Paris était très nombreuse, bien commandée, très expérimentée dans la guerre des rues, et pleine encore du souvenir des passions et des exemples que lui avaient laissé les journées de Juin. Je me tenais donc pour certain de la victoire. Mais j’étais très préoccupé de son lendemain ; ce qui semblait la fin des difficultés me paraissait leur commencement. Je les jugeais à peu près insurmontables, et je crois qu’elles l’étaient en effet.

De quelque côté que je tournasse mes regards, je ne voyais pour nous aucun point solide ni durable.

L’opinion publique nous appelait, mais il eût été bien imprudent de compter sur elle ; la peur poussait le pays vers nous, mais ses souvenirs, ses secrets instincts, ses passions ne pouvaient guère manquer de le retirer bientôt de nos mains, dès que la peur aurait