Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/80

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Pendant qu’il discourait ainsi, je m’aperçus que le cercle de ses auditeurs s’allongeant, peu à peu autour de nous allait bientôt nous enfermer et, à travers une première ligne de badauds, je vis très clairement se glisser des hommes à figure d’émeute, tandis que j’entendais sourdement murmurer dans les profondeurs de la foule ces mots dangereux : « C’est Bugeaud. » Je me penchai alors à l’oreille du général et je lui dis tout bas : « J’ai plus que vous l’expérience des mouvements populaires ; croyez-moi, regagnez à l’instant votre cheval, car, si vous restez ici, vous serez tué ou pris avant qu’il soit cinq minutes. » Il me crut et fit bien. Ces mêmes hommes qu’il avait entrepris de convertir massacrèrent, peu de moments après, le poste de la rue des Champs-Élysées ; j’eus moi-même quelque peine à me frayer un chemin parmi eux. L’un d’eux, petit, trapu, qui semblait appartenir aux rangs secondaires de l’industrie, me demanda où j’allais ; je répondis : à la Chambre et j’ajoutai, pour lui montrer que j’étais de l’opposition : « Vive la Réforme ! vous savez que le ministère Guizot est chassé ? — Oui, monsieur, je le sais, me répondit cet homme d’un air goguenard, en me montrant les Tuileries, mais nous voulons mieux que cela. »