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MÉRITE, ANALYSE THÉOLOGIQUE : SAINT ANSELME


il faudrait seulement parler de « crypto-semipélagianisme ». F. Loofs. Dogmengeschichte, p. 539-540, Ce qui est une manière maussade et agressive de rendre hommage à l’équilibre doctrinal qui distingue alors la théologie catholique.

Ainsi trouve-t-on chez l’abbé Smaragde, à côté de passages où la vie éternelle est donnée comme une rétribution et un fructus justitiie, Diadema monach., 58, P. L., t. en, col. (15, r), le texte de l’homélie sur Ézéchiel où saint Grégoire le Grand ramène nos mérites à un don de Dieu. Ibid., 45, col. 642. Ce même texte est encore reproduit par Hincmar de Reims, De prædest., 21, P. L., t. cxxv, col. 189-190, dans ce pelit dossier où sont réunis la plupart des témoignages similaires du saint pape relevés ci-dessus, col. 658. Sous une forme plus personnelle, Raban Maur affirme tout— à la fois le jugement divin, qui aura lieu ut cunctis reddat nam propria mérita, Carm., I, viii, 16, P. L., t. exii, col. 1593, et la grâce qui ramène tous ces mérites à Dieu : Tu merces operis, tu jaclor, lu quoque doctor. Ibid., vi, 14, col. 1591 ; cf. ibid., iii, 38-39, col. 1587.

Les Épîtres de saint Paul surtout, si souvent commentées alors sous forme de gloses ou de chaînes, fournissaient à ces compilateurs l’occasion de résumer ou de reproduire les traits essentiels de l’exégèse augustinienne. C’est ainsi que, sur Rom., vi, 21-23, on ne manquait pas de noter, avec l’évêque d’Hippone voir plus haut, col. 650, que, si la mort est le « salaire » du pécheur, la vie éternelle est, en somme, une « grâce » pour le juste. Témoin la Glossa ordinaria de Walafrid Strabon, In Rom., vj, P. L., t. exiv, col. 489-490 : Vita seterna… sola gratia datur per Christum, quia et mérita ex gratia… Cui redderet eoronam juslus judex, si non donasset gratiam misericors Pater ? Quomodo isla débita redderetur nisi prius illa gratia gratuilo donarelur’Voir de même Haymon d’Halberstadt, In Rom., vi, P. L., t. cxvii, col. 418 : Quidquid autem elecli habenl, totum a gratia Dei accipiunt… et insuper pro gratia ista fidei et bonorum operum gratis accipient a Deo vitam œternam. Plus tard encore, on trouve de semblables notes chez saint Bruno, Expos, in Rom., vi, P. L., t. cliii, col. 61, et chez Hervé de Bourg-Dieu, Com. in Rom., vi, P. L., t. clxxxi, col. 677-680, qui cite longuement le texte même de saint Augustin.

Non pas que le mérite disparaisse chez aucun de ces exégètes ; mais il y est nettement subordonné à la grâce. Sans oublier celle-ci, Rathier de Vérone marque mieux la part et les droits de la collaboration humaine, quand il promet les récompenses célestes Mis qui coopérante Dei gratia operalione sedula illa meruerint adipisci. Serm., viii, 2, P. L., t. cxxxvi, col. 738. Cf. Hildebert de Lavardin, Tract, theol., 28, P. L., t. clxxi, col. 1127 : Prius enim gratia operatur sine nobis et ibi nil meretur homo… ; sed post ulitur accepta voluntate et cooperatur gratiee, in quo merilum hominis est. Non enim meritum hominis est in hoc quod accepit bonam voluntatem…, sed in hoc quod accepta ulitur. De toutes manières, avec des nuances individuelles dans l’expression, les éléments du surnaturel chrétien restaient saufs.

2. Controverse prédeslinatienne.

Sans toucher proprement la question du mérite, la controverse prédestinatienne, qui troubla l’Église franque au ixe siècle, fournit l’occasion de rappeler et préciser les principes augustiniens.

Dans le système prédestinatien, le mérite ne jouait plus qu’un rôle efiacé. Tout en admettant que le divin juge doit rendre à chacun selon ses œuvres, Confessio prolixior, P. L., t. cxxi, col. 354, Gottschalk tenait pour la prédestination la plus absolue. D’après lui, si les damnés doivent être punis propler ipsorum

mala mérita, les élus sont prédestinés per gratuitam gratiam. Ibid., col. 368.

On retrouve la même distinction dans les canons du concile de Quicrsy (853) : Quod autem quidam salvantur salvantis est donum ; quod autem quidam pereunt pereunlium est meritum. Denzinger-Bannvart, n. 318 ; Cavallera, Thésaurus, n. 861. Cf. n. 316 : Unam Dei pra’destinalionem lantummodo dicimus, quæ aut ad donum pertinet gratiee (dans le cas des élus) aut ad retribulionem justiliæ (dans le cas des réprouvés). Il faut d’ailleurs ne point perdre de vue que le même concile, ibid., n. 317, défend, contre Gottschalk, l’existence du libre arbitre : Habemus liberum arbitrium ad bonum, præventum et adjutum gratia. Ce qui suppose évidemment que les œuvres faites dans ces conditions ne sauraient être sans valeur devant Dieu. Mais il n’en est pas moins vrai que la doctrine du synode est ici rédigée suivant ces formules strictement théocentriques où la considération de la grâce prime tout.

Une réaction ne pouvait manquer de se produire. Elle s’exprime dans les canons du concile de Valence (8 :  ; 5), où l’affirmation de la grâce, qui reste la base de la prédestination, se complète par une plus claire mention du mérite. Bien entendu, les damnés reçoivent leur châtiment ex merito propriæ iniquitatis. Can. 2, Denzinger-Bannwart, n. 321, et Cavallera, Thésaurus, n. 862. Cf. can. 3, n. 322 : … poznam malum merilum eorum sequentem. En regard, les élus sont prédestinés par un effet de la miséricorde divine ; mais leur mérite n’est pas pour autant supprimé. Toute la différence tient à la place qu’occupe dans les décrets divins la prévision de notre mérite dans les deux cas : In electione salvandorum, misericordiam Dei præcedere meritum bonum ; in damnatione autem perilurorum, meritum malum præcedere justum Dei judicium. Can. 3, ibid., n. 322.

L’ardeur et la subtilité même de cette controverse sur le rôle du mérite humain dans l’ensemble de la prédestination montre combien tout le monde s’accordait alors à le tenir pour réel.

2°— Commencements d’analyse théologique. — Au lieu de s’attarder à ces affirmations d’une foi depuis longtemps bien assise, il y a plus d’intérêt à dégager les précisions que la doctrine du mérite commençait dès lors à recevoir dans l’œuvre des spéculatifs qui posaient de loin les bases de la systématisation scolastique. Chacun à sa façon, en eflet, les grands théologiens du xie et du xiie siècles apportent ici leur contingent.

1, Saint Anselme. — On a souvent nommé saint Anselme le père de la scolastique, et avec raison. Bien que la doctrine du mérite ne soit pas de celles sur lesquelles sa réflexion s’est directement exercée, son œuvre théologique et ascétique ne laisse pas d’être, à cet égard, une précieuse contribution.

a) Le théologien. — En même temps que la curiosité philosophique, le XIe siècle avait vu renaître le vieux problème de la grâce et de la liberté. Or beaucoup, paraît-il, en arrivaient à douter de celle-ci : Sunt nostro tempore multi qui liberum arbitrium esse aliquid penitus desperant.

C’est pourquoi l’évêque de Cantorbéry, en affirmant la grâce et la prédestination divine qui en est la suite, éprouve le besoin de défendre aussi le libre arbitre. Et il en fonde la réalité précisément sur les exigences de l’ordre moral, qui comporte la rétribution de nos mérites : Sed nec ullo modo esset cur Deus bonis vel malis pro meritis singulorum juste retribueret si per liberum arbitrium nullus bonum vel malum faceret. De concordia præsc. Dei cum lib. arbitrio, m, 1, P. L., t. clviii, col. 522. L’homme, en effet, est partagé entre deux tendances : de la pré-