Page:Allais - En ribouldinguant.djvu/89

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— Ah ! voilà, fit Cap. Que pourrait-on bien boire ?

— Pour moi, fis-je, il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville, en sorte que je vais m’envoyer un bon petit corpse reviver.

— C’est une idée ! Moi aussi je vais m’envoyer un bon petit corpse reviver. Préparez-nous, madame, deux bons petits corpse revivers, je vous prie.

À ce moment, pénétra dans le bar un homme que Cap connaissait et qu’il me présenta.

Son nom, je ne l’entendis pas bien ; mais sa fonction, vivrais-je aussi longtemps que toute une potée de patriarches, je ne l’oublierai jamais.

L’ami de Cap s’intitulait modestement : chef de musique à bord du Goubet !

Notez que le Goubet est un bateau sous-marin qui doit jauger dans les 10 tonneaux. Vous voyez d’ici l’embarquement de la fanfare !

Cet étrange fonctionnaire se mit à nous conter des histoires plus étranges encore.

Il avait passé tout l’été, affirmait-il, à dresser des moules.

— La moule ne mérite aucunement son vieux renom de stupidité. Seulement, voilà, il faut la prendre par la douceur, car c’est un mollusque essentiellement timide. Avec de la mansuétude et de la musique, on en fait ce qu’on veut.

— Allons donc !

— Parole d’honneur ! Moi qui vous parle (et le Captain Cap vous dira si je suis un blagueur), je suis arrivé, jouant des airs espagnols sur la guitare, à me faire accompagner par des moules jouant des castagnettes.

— Voilà ce que j’appelle un joli résultat !

— Entendons-nous !… Je ne dis pas positivement que les moules jouaient des castagnettes ; mais par un petit choc répété de leurs deux valves, elles imitaient les castagnettes, et très en mesure, je vous prie de le croire. Et rien n’était plus drôle, messieurs, que de voir tout un rocher de moules aussi parfaitement rythmiques !

— Je vous concède que cela ne devait pas constituer un spectacle banal.

Pendant tout le récit du chef de musique du Goubet, Cap n’avait rien proféré, mais son petit air inquiet ne présageait rien de bon.

Il éclata :

— En voilà-t-y pas une affaire, de dresser des moules ! C’est un jeu d’enfant !… Moi, j’ai vu dix fois plus fort que ça !

Le chef de musique du Goubet ne put réprimer un léger sursaut :

— Dix fois plus fort que ça ? Dix fois ?

— Mille fois ! J’ai vu en Californie un bonhomme qui avait dressé des oiseaux à se poser sur des fils télégraphiques selon la note qu’ils représentaient.

— Quelques explications supplémentaires ne seraient pas inutiles.

— Voici : mon bonhomme choisissait une ligne télégraphique composée de cinq fils, lesquels fils représentaient les portées d’une partition. Chacun de ses oiseaux était dressé de façon à représenter un ut, un , un mi, etc. Pour ce qui est des temps, les oiseaux blancs représentaient les blanches, les oiseaux noirs les noires, les petits oiseaux les croches, et les encore plus petits oiseaux les doubles croches. Mon homme n’allait pas plus loin.

— C’était déjà pas mal !

— Il procédait ainsi : accompagné d’immenses paniers recélant ses volatiles, il arrivait à l’endroit du spectacle. Après avoir ouvert un petit panier spécial, il indiquait le ton dans lequel s’exécuterait le morceau. Une cou-