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LES AVENTURIERS DE LA MER


figure quinze infortunés presque nus, le corps et la figure flétris de coups de soleil. Dix des quinze pouvaient à peine se mouvoir. Nos membres étaient dépourvus d’épiderme ; une profonde altération était peinte dans tous nos traits ; nos yeux caves et presque farouches, nos longues barbes, nous donnaient encore un air plus hideux ; nous n’étions que des ombres de nous-mêmes. Nous trouvâmes à bord du brick de fort bon bouillon qu’on avait préparé dès qu’on nous eut aperçus ; on y mêla d’excellent vin : on releva ainsi nos forces prêtes à s’éteindre. On nous prodigua les soins les plus généreux et les plus attentifs ; nos blessures furent pansées, et le lendemain plusieurs des plus malades commencèrent à se soulever… »

On a reconnu les épisodes du terrible drame dont s’est inspiré le pinceau de Géricault.

Lors du naufrage du paquebot à vapeur le Borysthène, qui toucha sur un récif près d’Oran, le 15 décembre 1866, cent quatre-vingts marins et passagers restèrent pendant deux jours accrochés aux flancs du navire ballotté par la mer, ou entassés sur une roche nue. Voici en quels termes l’un des naufragés a décrit les efforts tentés pour le sauvetage et les souffrances endurées dans l’attente d’un secours incertain : « On organisa, avec une corde, une espèce de va-et-vient, car, à cinquante mètres de nous environ, se trouvait le gros rocher contre lequel nous avions échoué ; mais le tout était de se porter sur le rocher. La corde devait nous servir de pont volant.

« À neuf heures du matin, tout le monde était sur le rocher. On se compta ; il y avait soixante-dix morts. La mer en amena trois sur le rocher ; on leur prit leurs souliers et on les donna à ceux qui n’en avaient pas. On fit du feu avec les planches des canots brisés, et l’on mit des mouchoirs blancs au bout de grands bâtons, pour être aperçus et secourus. Le rocher forme une petite île complètement dépourvue de terre, aride et à pic ; pas d’eau à boire, rien à manger ; transis de froid, mouillés jusqu’aux os, pouvant à peine nous tenir sur nos jambes, tant nous étions épuisés ! Enfin, vers midi, une balancelle, montée par des corailleurs espagnols, aperçut nos signaux et la fumée de nos feux ; elle s’approcha et nous jeta un sac de biscuits de mer, du pain et du tabac, puis cingla vers Oran pour annoncer notre naufrage.

« L’après-midi, il plut. On fit placer dans les anfractuosités du rocher, à l’abri de la pluie, les femmes, les enfants, les malades : les soldats donnaient leurs capotes à ceux qui s’étaient sauvés de leurs cabines