Page:Anatole France - Balthasar.djvu/112

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vivait chez elle. Un matin, il fit, comme à son ordinaire, ses devoirs dans la salle à manger. Elle s’y trouvait elle-même. L’enfant se mit à traduire mot à mot des vers de Sophocle. Il prononçait tout haut les termes grecs et français à mesure qu’il les écrivait : Κάρα θεῖον, la tête divine ; Ἰοϰάστης, de Jocaste ; τέθνηϰε, est morte… Σπῶσα ϰόμην, déchirant sa chevelure ; ϰάλει, elle appelle ; Λάιον νεϰρὸν, Laïs mort… Ἐισείδομεν, nous vîmes ; τὴν γυναιϰα ϰρεμαστὴν, la femme pendue. Il fit un paraphe qui troua le papier, tira une langue toute violacée d’encre, puis il chanta : « Pendue ! pendue ! pendue ! » La malheureuse, dont la volonté était détruite, obéit sans défense à la suggestion du mot qu’elle avait entendu trois fois. Elle se leva droite, sans voix, sans regard, et elle entra dans sa chambre. Quelques heures après, le commissaire de police, appelé pour constater la mort violente, fit cette réflexion : « J’ai vu bien des femmes suicidées ; c’est la première fois que j’en vois une pendue. »

On parle de suggestion. C’en est là de la plus naturelle et de la plus croyable. Je me méfie un peu, malgré tout, de celle qui est préparée dans les cliniques. Mais qu’un être chez qui la