Page:Anatole France - Filles et garçons.djvu/31

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d’un tambour et de quatre hommes, dont une fille. « Portez armes ! en avant, marche ! » Et le défilé commence. Francine et Roger ont tout à fait bonne mine sous les armes. Jacques, il est vrai, tient son fusil languissamment entre ses bras. C’est qu’il a l’âme mélancolique. Il ne faut pas lui en faire un reproche. Les rêveurs peuvent être des braves tout comme ceux qui ne rêvent point. Mais son jeune frère Étienne, le plus petit homme du régiment, demeure pensif. Il est ambitieux : il voudrait être général tout de suite : de là son souci.



« En avant ! en avant ! s’écrie René. Nous allons tomber sur les Chinois qui sont dans la salle à manger. » Les Chinois, ce sont les chaises. Quand on joue à la guerre, les chaises sont excellentes pour faire des Chinois. Elles tombent. C’est tout ce que les Chinois peuvent faire de mieux. Quand toutes les chaises ont les pieds en l’air, René s’écrie : « Soldats, maintenant que nous avons vaincu les Chinois, nous allons goûter. » Cette idée est bien accueillie par toute l’armée. Les soldats, il faut que cela mange. Pour cette fois l’Intendance a fourni des vivres à souhait : babas, madeleines, éclairs au café et au chocolat, sirop de groseilles. L’armée dévore. Seul le sombre Étienne ne mange pas. Il regarde avec envie le sabre et le chapeau à deux cornes que le général a laissés sur une chaise. Il s’approche, il s’en empare et se glisse dans la chambre voisine. Là, seul devant la glace, il se coiffe du chapeau, il brandit le sabre ; il est général, général sans armée, général pour soi seul. Il goûte en ambitieux ce plaisir plein de vagues présages et de longues espérances.