Page:Anatole France - Jocaste.djvu/2

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il la regarda.

« Et c’est une beauté que la souffrance, ajouta-t-il. Richet a dit : « Il y a entre l’intelligence et la douleur un rapport tellement étroit que les êtres les plus intelligents sont ceux qui sont capables de souffrir le plus. »

— Et naturellement vous vous croyez capable de souffrir plus que personne. Je vous demanderais bien de me conter vos souffrances, mais j’aurais peur d’être indiscrète.

— Je vous l’ai dit, mademoiselle ; Zénon était un sot. Si je souffrais beaucoup, je crierais. Quant à vous, qui êtes d’une organisation délicate et dont les nerfs sont des cordes sensibles, vous offrez à la douleur un instrument sonore, un clavier à huit octaves sur lequel elle pourra jouer, quand il lui plaira, les variations les plus savantes et les plus riches.

— Ce qui veut dire en français que je serai très malheureuse. Vous êtes insupportable. On ne sait jamais si vous parlez sérieusement. Et vos idées sont tellement extraordinaires que le peu que j’en comprends me fera tourner la tête. Mais répondez-moi comme il faut, et soyez sensé une fois dans votre vie, si vous pouvez. Est-il vrai que vous nous quittiez ainsi et que vous alliez si loin ?

— Oui, mademoiselle ; je dis au Val-de-Grâce un éternel adieu. Je n’y ordonnancerai plus la limonade au citron. C’est sur ma demande que je suis mis hors cadre et détaché comme stagiaire en Cochinchine. Je me suis déterminé en cette circonstance comme en toute autre, après avoir mûrement réfléchi… Vous souriez, mademoiselle ? Vous me croyez léger. Mais écoutez mes raisons : d’abord j’échappe ainsi aux portières, femmes de ménage, maîtresses d’hôtel, garçons d’hôtel, marchands d’habits et autres ennemis acharnés de mon bonheur domestique. Je ne verrai plus sourire de garçons de café. Avez-vous remarqué, mademoiselle, que les garçons de café sont uniformément surmontés d’un crâne magnifique ? C’est là une observation féconde ; mais il est inutile de vous développer les théories qu’elle me suggère. Je ne verrai plus le boulevard Saint-Michel. Je trouverai à Shanghaï des monuments ostéologiques d’après lesquels j’achèverai mon mémoire sur la dentition des races jaunes. Enfin, je perdrai ce teint vif qui témoigne, comme vous dites, mademoiselle, d’une santé insolente,