n’aurons pas plus de postérité que n’en eurent les derniers écrivains de l’antiquité latine, et que l’Europe nouvelle sera trop différente de l’Europe qui s’abîme à cette heure sous nos yeux, pour se soucier de nos arts et de notre pensée. N’étant pas prophète, je ne prévoyais pas la ruine effroyable et prochaine de notre civilisation quand, à trente-sept ans, au milieu du chemin de la vie, je transformai le petit Anatole en petit Pierre. Pour mon propre compte je ne fus pas fâché de changer sur le papier de nom et de condition. Je m’en trouvais plus à l’aise pour parler de moi, pour m’accuser, me louer, me plaindre, me sourire, me gronder à loisir. À Venise, au temps jadis, les habitants qui ne voulaient point être abordés attachaient à un bouton de leur habit un masque grand comme la paume de la main, et avertissaient ainsi les passants de ne point les aborder. De même, ce nom supposé ne me déguisait pas, mais il marquait mon intention de ne pas paraître.
Ce déguisement me fut aussi très avantageux en ce qu’il m’a permis de dissimuler le défaut de ma mémoire qui est très mauvaise et de confondre les torts du souvenir avec les droits