Page:Anatole France - La Vie en fleur.djvu/81

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les femmes, se barbouillait de tabac et mangeait avec ses doigts.

Mon parrain, M. Danquin, qui adorait l’empereur, bondissait à de tels propos.

— Moi aussi, je l’ai vu ! s’écriait-il. En 1815, âgé de huit ans, j’étais à cheval sur les épaules de mon père. Il entrait à Lyon ; sa tête était d’une beauté souveraine. Tel je le voyais, tel le voyait un peuple immense, pétrifié par ce grand visage, comme par la tête de Méduse. Nul ne pouvait soutenir son regard. Ses mains, qui ont pétri le monde, étaient petites comme des mains de femme et d’une forme parfaite.

En ce temps-là, Napoléon vivait fortement dans les esprits. Deux générations n’avaient pas encore passé sur sa gloire. Il n’y avait pas vingt ans qu’il était venu, sur son char, dormir au bord de la Seine. Deux de ses sœurs, trois de ses frères, son fils, ses maréchaux, s’échelonnant dans la tombe, avaient éveillé tour à tour, à leur départ, un écho de son nom. Un de ses frères, plusieurs de ses généraux, une multitude de ses soldats et de ses collaborateurs vivaient encore. Quelques vieillards simples d’esprit, comme ma bonne Mélanie, le croyaient lui-même toujours vivant.