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LE MISSEL DES FEMMES

prend contre elle. Quand ce pauvre saint Antoine lui crie : « Va-t’en, bête ! » cet effroi la flatte. Elle est ravie d’être plus dangereuse qu’elle ne l’eût soupçonné.

Mais ne vous flattez point, mes sœurs ; vous n’avez pas paru en ce monde parfaites et armées. Vous fûtes humbles à votre origine. Vos aïeules du temps du mammouth et du grand ours ne pouvaient point sur les chasseurs des cavernes ce que vous pouvez sur nous. Vous étiez utiles alors, vous étiez nécessaires, mais vous n’étiez pas invincibles. À dire vrai, dans ces vieux âges et pour longtemps encore, il vous manquait le charme. Alors vous ressembliez aux hommes et les hommes ressemblaient aux bêtes. Pour faire de vous la terrible merveille que vous êtes aujourd’hui, pour devenir la cause indifférente et souveraine des sacrifices et des crimes, il vous a fallu deux choses : la civilisation qui vous donna des voiles et la religion qui vous donna des scrupules.

Depuis lors c’est parfait : vous êtes un secret et vous êtes un péché. On rêve de vous et l’on se damne pour vous. Vous inspirez le désir et la peur ; la folie d’amour est entrée dans le monde.

C’est un infaillible instinct qui vous incline à la piété. Vous avez bien raison d’aimer le christianisme. Il a décuplé votre puissance ; il a fait de vous ces pistolets foudroyants dont s’effrayait avec raison le bon prêtre de Tréguier. Connaissez-vous saint Jérôme ? À Rome et en Asie vous lui fîtes une telle peur qu’il alla vous fuir dans un affreux désert. Là, nourri de racines crues et si brûlé par le soleil qu’il n’avait plus qu’une peau noire et collée aux os, il