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LA VIE LITTÉRAIRE EN 1846

nous allons rappeler de préférence. Aussi bien le charme de la vie est-il au début comme la fraîcheur du fleuve est dans sa source cachée. Une curiosité naturelle nous pousse à remonter aux obscurs commencements des hommes connus.

Charles Monselet naquit en 1825, le 30 avril, à Nantes, sur la place Graslin, qui est la place du théâtre, où son père tenait un cabinet de lecture, à l’entresol, au coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau. M. Monselet père, qui avait formé ce cabinet à Bordeaux, en 1814, offrait à ses lecteurs, qui payaient trois sous la séance, les œuvres complètes de Pigault-Lebrun, de Ducray-Duminil, de madame de Genlis, qui étaient alors les auteurs les plus goûtés. On voit, portés dans son catalogue, des romans dont les titres peuvent faire sourire, car ils sont devenus ridicules, mais qui m’attristent plutôt, car j’y découvre la mélancolie du passé. Où sont les yeux qui lisaient alors, chez M. Monselet père : Adonia ou les Dangers du sentiment ; Miralba, chef de brigands ; Valeria ou la Religieuse vénitienne, ; Eugénie de Verseuil ou la Tour ténébreuse ; Amélie de Saint-Phar, par l’auteur de Julie ou J’ai perdu ma rose ; Eléonore de Rosalba ou le Confessionnal des Pénitents noirs ; Célestine ou les Époux sans l’être ; Cordelia ou la Faiblesse excusable ; Adeline et Joséphine, ou les Deux amies bordelaises, sœurs sans le savoir ?

Il y avait aussi, dans l’entresol de la place Graslin, la tablette des poètes du dix-huitième siècle, des Bemis, des Gresset, des Chaulieu, des Gentil-Bernard, et le rayon des mélodrames, renfermant un nombre incalculable de rugissements, de soupirs, de bruits de chaînes. Or, de ces mélodrames sombres, de ces poètes masqués, de ces romans attendrissants,