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TAINE ET NAPOLÉON

à sa convenance. M. Taine a choisi ses matériaux avec une partialité sereine dont je suis étonné. Cette considération m’amène à me demander s’il peut y avoir une histoire impartiale. Et qu’est-ce que l’histoire ? La représentation écrite des événements passés. Mais qu’est-ce qu’un événement ? Est-ce un fait quelconque ? Non pas ! me dites-vous, c’est un fait notable. Or, comment l’historien juge-t-il qu’un fait est notable ou non ? Il en juge arbitrairement, selon son goût et son caractère, à son idée, en artiste enfin ! Car les faits ne se divisent pas, de leur propre nature, en faits historiques et en faits non historiques. Mais un fait est quelque chose d’infiniment complexe. L’historien présentera-t-il les faits dans leur complexité ? Non, cela est impossible. Il les présentera dénués de la plupart des particularités qui les constituent, par conséquent tronqués, mutilés, différents de ce qu’ils furent. Quant aux rapports des faits entre eux, n’en parlons pas. Si un fait dit historique est amené, ce qui est possible, ce qui est probable, par un ou plusieurs faits non historiques et par cela même inconnus, comment l’historien pourra-t-il marquer la relation de ces faits et leur enchaînement ? Et je suppose dans tout ce que je dis là que l’historien a sous les yeux des témoignages certains, tandis qu’en réalité on le trompe et qu’il n’accorde sa confiance à tel ou tel témoin que par des raisons de sentiment. L’histoire n’est pas une science, c’est un art. On n’y réussit que par l’imagination. Et personne ne peut contester à M. Taine l’imagination philosophique.

13 mars 1887.