Page:Anatole France - Le Livre de mon ami.djvu/206

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— Jugez plutôt : coulée à demi hors des bras de sa mère, elle agitait les poings sur la table et, s’aidant de l’épaule et du genou, soufflant, toussant, bavant, elle parvint à embrasser une assiette. Un vieil ouvrier rustique de Strasbourg (ce devait être un homme simple ; la paix soit à ses os !) avait peint sur cette assiette un coq rouge.

Suzanne voulut prendre ce coq ; ce n’était pas pour le manger, c’était donc parce qu’elle le trouvait beau. Sa mère, à qui je fis ce simple raisonnement, me répondit :

— Que tu es bête ! si Suzanne avait pu saisir ce coq, elle l’aurait mis tout de suite à sa bouche au lieu de le contempler. Vraiment, les gens d’esprit n’ont pas le sens commun !

— Elle n’y eût point manqué, répondis-je ; mais qu’est-ce que cela prouve, sinon que ses facultés diverses et déjà nombreuses ont pour principal organe la bouche ? Elle a exercé sa bouche avant d’exercer ses yeux, et elle a bien fait ! Maintenant sa bouche exercée, délicate et sensible, est le meilleur moyen de connaissance qu’elle ait encore à son service. Elle a