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LES DIEUX ONT SOIF

dont il était investi, le nouveau juré voulut, mêlé au public, assister à un jugement du tribunal. Il gravit l’escalier où un peuple immense était assis comme dans un amphithéâtre et il pénétra dans l’ancienne salle du Parlement de Paris.

On s’étouffait pour voir juger quelque général. Car alors, comme disait le vieux Brotteaux, « la Convention, à l’exemple du gouvernement de Sa Majesté britannique, faisait passer en jugement les généraux vaincus, à défaut des généraux traîtres, qui, ceux-ci, ne se laissaient point juger. Ce n’est point, ajoutait Brotteaux, qu’un général vaincu soit nécessairement criminel, car de toute nécessité il en faut un dans chaque bataille. Mais il n’est rien comme de condamner à mort un général pour donner du cœur aux autres… »

Il en avait déjà passé plusieurs sur le fauteuil de l’accusé, de ces militaires légers et têtus, cervelles d’oiseau dans des crânes de bœuf. Celui-là n’en savait guère plus sur les sièges et les batailles qu’il avait conduits, que les magistrats qui l’interrogeaient : l’accusation et la défense se perdaient dans les effectifs, les objectifs, les munitions, les marches et les contremarches. Et la foule des citoyens qui suivaient ces débats obscurs et interminables voyait derrière le militaire imbécile la patrie ouverte et déchirée,