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LES DIEUX ONT SOIF

Sur l’estrade dressée contre le palais des Tuileries, Évariste, au milieu de la foule émue, verse de douces larmes et rend grâces à Dieu. Il voit s’ouvrir une ère de félicité.

Il soupire :

— Enfin nous serons heureux, purs, innocents, si les scélérats le permettent.

Hélas ! les scélérats ne l’ont pas permis. Il faut encore des supplices ; il faut encore verser des flots de sang impur. Trois jours après la fête de la nouvelle alliance et la réconciliation du ciel et de la terre, la Convention promulgue la loi de prairial qui supprime, avec une sorte de bonhomie terrible, toutes les formes traditionnelles de la loi, tout ce qui a été conçu depuis le temps des Romains équitables pour la sauvegarde de l’innocence soupçonnée. Plus d’instructions, plus d’interrogatoires, plus de témoins, plus de défenseurs : l’amour de la patrie supplée à tout. L’accusé, qui porte renfermé en lui son crime ou son innocence, passe muet devant le juré patriote. Et c’est dans ce temps qu’il faut discerner sa cause parfois difficile, souvent chargée et obscurcie. Comment juger maintenant ? Comment reconnaître en un instant l’honnête homme et le scélérat, le patriote et l’ennemi de la patrie ?…