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LES DIEUX ONT SOIF

lorsque le dernier ennemi de la République aura péri sous le glaive de la loi.

Gamelin et Brotteaux avaient maintenant derrière eux des retardataires, et parmi ceux-là plusieurs femmes de la section ; entre autres une belle grande tricoteuse, en fanchon et en sabots, portant un sabre en bandoulière, une jolie fille blonde, ébouriffée, dont le fichu était très chiffonné, et une jeune mère qui, maigre et pâle, donnait le sein à un enfant malingre.

L’enfant, qui ne trouvait plus de lait, criait, mais ses cris étaient faibles et les sanglots l’étouffaient. Pitoyablement petit, le teint blême et brouillé, les yeux enflammés, sa mère le contemplait avec une sollicitude douloureuse.

— Il est bien jeune, dit Gamelin en se retournant vers le malheureux nourrisson, qui gémissait contre son dos, dans la presse étouffante des derniers arrivés.

— Il a six mois, le pauvre amour !… Son père est à l’armée : il est de ceux qui ont repoussé les Autrichiens à Condé. Il se nomme Dumonteil (Michel), commis drapier de son état. Il s’est enrôlé, dans un théâtre qu’on avait dressé devant l’hôtel de ville. Le pauvre ami voulait défendre sa patrie et voir du pays… Il m’écrit de prendre patience. Mais comment voulez-vous que je nourrisse Paul… (c’est Paul qu’il se