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LE SARRASIN;

c’est un moineau qui m’a conté l’histoire ; il la tenait d’un vieux et vénérable saule qui, il y a de longues, longues années, a assisté à l’événement. Il porte le poids de l’âge ; sa tête est fendue, et l’herbe pousse dans les interstices ; mais ses branches pendent toujours gracieusement, presque jusqu’à terre.

Donc, il y a des siècles, toute la belle plaine, aux alentours, était semée de seigle, d’orge et aussi d’avoine ; cette jolie avoine qui, lorsqu’elle est mûre, fait l’effet d’une bande de gentils canaris. La moisson était belle ; et, plus les épis étaient lourds, plus ils s’inclinaient modestement comme pour remercier le Créateur.

Il y avait là aussi, tout contre le saule, qui, alors déjà, pouvait passer pour vieux, un champ de sarrasin ; mais la plante, loin de se courber comme les autres, se tenait toute droite et raide.

« J’ai autant de grains que le seigle, disait-il ; et, en outre, j’ai bien meilleure façon que lui. Mes fleurs sont aussi belles que celles du pommier ; quand elles sont épanouies, cela fait un ravissant tapis ; on dirait de la neige, de la fine mousseline, tissée par des fées. Les hommes s’arrêtent pour m’admirer. Voyons, vieux saule, toi qui as l’âge et l’expérience, connais-tu quelque chose de plus charmant qu’un champ de sarrasin en fleurs ? Parle donc. »

Le saule agita ses branches en arrière, et puis en avant, comme s’il voulait dire à la façon des hommes : « Non, en effet, on ne peut rien imaginer de plus beau. »

Mais cet hommage muet ne suffit pas au sarrasin qui s’écria : « Ce saule, je crois que jamais il n’a eu guère d’esprit ; en tout cas, l’âge lui a enlevé le peu qu’il pouvait avoir. »