Page:Angellier - Robert Burns, I, 1893.djvu/449

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Malgré ce rayon, cette lamentable histoire n'en était pas moins une calamité dans l'existence des deux époux. Pour Jane c'était le renverse- ment de son modeste rêve ; c'était la foi mutuelle rompue, la confiance perdue, et ce je ne sais quoi d'étranger d'introduit dans le mystère du foyer, qui ressemble à une souillure. Il n'y avait pas jusqu'à la simul- tanéité de deux naissances qui ne dût lui être une pensée affreuse. Si elle tentait de la chasser, les deux bébés sur sa poitrine la lui rappelaient sans cesse. Son chagrin s'alimentait à son dévoùment même. Cependant il est probable qu'elle fut encore la moins à plaindre des deux. Peut-être lui arriva-t-il ce qui arrive aux âmes d'une bonté parfaite : leur douceur gagne jusqu'aux douleurs qui les pénètrent. Le pardon commence son bienfait en celui qui pardonne. La naïve mansuétude de Jane mit son baume aux blessures mêmes par lesquelles elle coulait.

Les plus désastreux effets se produisirent dans Burns. Son âme entière était un chaos de remords, de honte et de colère. Il était bon et le mal qu'il causait devait le torturer. Par sa faute, les larmes étaient entrées dans la maison ; un surcroît de gêne s'ajoutait à celle dont ils souffraient déjà. Il portait en lui l'expression résignée de Jane ; l'enfant dont elle avait soin lui était un reproche continuel. Et quelle horreur plus affreuse devait l'envahir, quand il pensait à la pauvre fille enterrée à Edimbourg! Quelles agonies de remords, quels déchirements lui torturaient le cœur, quand il songeait à ce malheur, presque égal à un crime, si les fautes se mesurent aux souffrances qu'elles répandent ! Sans relâche, il devait être poursuivi par cette idée. Elle est redoutable et vengeresse. Ce n'était peut-être là que la meilleure partie de sa souffrance. Il était impossible que des désordres plus pernicieux ne minassent pas sa personnalité. C'est une fatigue accablante que cette réprobation intérieure qui sourd de nous-même. Elle empoisonne nos meilleurs moments ; elle lasse la pensée par un bourdonnement incessant. Nous essayons d'étouffer cette petite voix ; nous nous emportons ; mais, quand nos enq)ortements fatigués baissent , elle redit les mêmes choses. Après quelque temps une âme en est excédée. A cette fatigue s'ajoute celle d'un travail continuel et vain , toujours repris comme celui d'un problème insoluble qui s'est emparé de nous, l'obsédante fatigue de se forger des excuses, et la per- plexité, le harassant vacillement de l'esprit entre ses sophismes et ses repro- ches. Et puis encore — et c'était peut-être le dernier cercle de l'enfer qu'il portait en lui — il y avait l'humiliation qu'il ne pouvait manquer d'éprouver. Si bonne que fût Jane, bien plus, à cause de cette bonté même, il devait courber le front. Il était amoindri chez lui, à son propre foyer. Peut-être jamais un mot n'exprima cette confusion. Le silence même la rendait plus écrasante. Entre toutes les douleurs c'était celle-là dont son esprit souffrait le plus. Toutes ces choses fermentaient en lui, aigrissaient son orgueil, mordaient son énergie, épuisaient et délabraient son âme, poussaient en tous sens de profonds ravages.