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— Qu’est devenu notre camarade, Bango ? Le sais-tu ? demanda Georges Iraschko.

Le sauvage se rapprocha de lui, pour dire voix basse, les yeux flambants de joie cruelle :

— Docteur blanc servir de dîner aux chacals.

Georges pâlit, et retint le chef par le bras :

— Tu l’as tué, misérable ?

— Pas tué, non. Lui ficelé, comme moi au nopal.

Le jeune homme était atterré.

— Quoi ? le brave docteur, leur fidèle compagnon, victime de l’odieuse vengeance de ce nègre !

Georges s’écria :

— Tu l’as emmené pour mieux le perdre ! traître, animal venimeux !

— Moi, traiter lui comme il a traité moi. Toi venir, plus penser… et pas dire à la Fleur Blanche…

Georges baissa la tête.

L’homme des forêts inconnues avait agi selon sa nature il avait appliqué la loi de lynch, toujours en honneur au désert, et maintenant, connaissant la bonté de Roma — la Fleur Blanche — il voulait lui épargner cette peine.

Il sentait qu’elle le maudirait lui-même… et il eût voulu, en sa conscience très fruste, ne pas mériter la haine de Roma.

Une angoisse horrible tordait le cœur de l’officier.

Il revint vers ses compagnes.

— Ce pauvre docteur était le dernier de la caravane, disait Roma ; il a été pris par une bête féroce, sans doute…

— À moins qu’il ne soit tombé de cheval en dormant, répondait Hanna. Alors, il pourrait encore arriver à nous rejoindre.

— Rassurez-vous, mesdames, rassurez-vous, dit Georges. Je vais retourner sur nos pas jusqu’à la cascade. Je le retrouverai, je vous le jure. Attendez-moi en vous reposant.

Bango, impassible, avait allumé du feu sous des pierres, et rapidement posé dessus des tranches de l’outarde tuée la veille. Maintenant, il avalait avec un plaisir visible cette viande rôtie, donnant à Fram sa part de victuailles.

Ensuite, arrangeant avec des herbes sèches une couchette confortable.

— Toi dormir, dit-il Roma. Toi être tranquille. Ennemis pas venir ici. Nous bien cachés.

Roma, brisée, s’étendit, et bientôt s’endormit.

Hanna s’allongea à ses pieds. Bango, son rire muet toujours aux lèvres, les contempla avec une expression de parfait contentement, et se couchant à son tour, après avoir couvert le feu, il s’endormit lui-même.

Georges retournait seul par le sentier parcouru le matin. Quoique bien fatigué, lui aussi, et persuadé de l’inutilité de sa démarche, il marchait.

C’était son devoir.

Il ne songea même pas à prendre un cheval. Les pauvres animaux n’en pouvaient plus…

La course fut des plus pénibles. La chaleur grandissait à mesure que montait le soleil.

Sous les arbres touffus, les lianes enchevêtrées, il dut s’asseoir un instant, les jarrets brisés.

Le torrent courait tout près ; il céda à la tentation de s’y plonger. Ce bain le remit, lui rendit la vigueur dont il avait tant besoin, et il alla de nouveau, explorant le chemin parcouru.

Il était impossible que le malheureux docteur pût être loin de la voie suivie, car le nègre avait à peine laissé stopper deux minutes la petite caravane. Bango avait dû agir avec une rapidité et une adresse inouïe.

Georges tremblait de découvrir des débris de vêtements, des traces sanglantes. Il venait de dépasser la cascade, et navré il songea à revenir, trouvant impossible que l’acte criminel eût eu lieu avant… et se reprochant d’avoir laissé les deux jeunes femmes seules sous la garde de Bango.

Qui sait si le sauvage n’aurait pas une autre idée féroce ?

Sa reconnaissance et sa vénération pour Roma empêcheraient-elles, à un moment donné, ses instincts cruels de reprendre le dessus ?

Inquiet, désolé, le comte Iraschko allait rebrousser chemin, lorsqu’il aperçut soudain un cavalier vêtu de blanc, le visage blanc aussi, armé comme un chasseur, qui accourait vers lui.

— Miséricorde ! songea l’officier, c’est Michel Romalewsky ! Je ne l’ai jamais vu, mais j’ai trop vu ses frères pour m’y méprendre… Mon cher beau-frère, à votre tour, après vos deux aînés… C’est le désert que nous choisirons pour notre petite scène de famille !


XII

MORTELLE RENCONTRE

D’instinct, Georges s’abrita derrière un tronc d’arbre. Il tâta son revolver, enleva la targette de sûreté pour être prêt à toute éventualité.

Le cavalier le joignit :

— N’ayez aucune crainte, frère blanc, dit le planteur en levant son chapeau, êtes-vous égaré, seul ?

— Je suis où je dois et où je veux être, répondit imprudemment l’officier, incapable de dominer la colère où le mettait la vue de celui qui avait souffrir Roma.

— Oh ! là, monsieur, moins d’arrogance… Où donc allez-vous ainsi ?

— Où Dieu m’envoie.

— Serait-ce vers moi, par hasard ?

— Peut-être bien, fit Georges, insolent.

— Mais à qui en avez-vous ? Vous paraissez irrité… Auriez-vous subi quelque désagrément ?

— Nul autre que celui de vous rencontrer.

— Mais je ne vous veux aucun mal, je désire simplement vous demander un renseignement. Avez-vous rencontré une petite troupe composée de deux femmes et d’un homme ?

— Je l’ai rencontrée de l’autre côté du Zambèze.

— Que dites-vous ? Le Zambèze est à plus de cent kilomètres d’ici.

— Cela m’est égal. Et vous, pendant votre chasse aux femmes, avez-vous aperçu un homme blanc lié à un arbre ? Répondez donc, bandit, bourreau de femmes !

À ces mots, Michel sauta à terre ; il bondit vers le jeune homme.

Georges avait tiré son revolver.

— Je pourrais vous tuer comme une bête venimeuse, riposta le planteur, mettant en joue l’officier de l’empereur Alexis.

Georges éclata de rire. En proie à une surexcitation nerveuse amenée par la fatigue et la colère, il ne redoutait rien. Il se jugeait invulnérable.

Le prince releva son arme.

— Je me défends, dit-il tristement… Mais vous, pourquoi voulez-vous me tuer ?… Pourquoi me haïssez-vous ?

— Parce que vous êtes un Romalewsky… un membre de cette trilogie infâme, qui m’a arraché Mariska… qui m’a torturé sous prétexte de crimes involontaires… parce que, il y a deux mois, j’agonisais dans l’herbe du Campo de Narwald, la gorge trouée par Boris… Si aujourd’hui je troue la peau de Michel, ce sera justice !… Allons, défendez-vous… Je tire… À vous !…

À cette avalanche de révélations. terribles, le planteur eut un éblouissement. Il tira précipitamment ses deux coups de carabine.

Georges, de plus en plus excité, haineux, reprenait, sarcastique, cruel :

— Je vais à présent venger la mort de mes compagnons d’armes, celle d’Yvan Orankeff, dévoré par ta lionne… Je vais punir les terribles Romalewsky qui ont rêvé, dans leur orgueil fou, de se faire justiciers… de se croire les égaux de Dieu… Je vais venger le mal que vous avez fait à notre bien-aimée souveraine Yvana, dont vous avez essayé de tuer l’âme, après avoir endormi le corps… Prépare-toi à mourir, Michel, mon beau-frère… Songe à ton salut, bandit… Et maintenant, hourrah !… Michel Romalewsky a vécu !…

Michel tomba lourdement… Un flot de sang s’échappa de sa tempe trouée par la balle… C’était fini…

Georges, ivre absolument de colère, de rancune, s’approcha du grand corps dont il venait de faire enfuir l’âme…

— Que Dieu nous pardonne à tous deux ! murmura-t-il…

Et il s’éloigna.

Le bruit des armes faisait accourir l’escorte du prince.

Le meurtrier saisit en courant la crinière du cheval que montait, l’instant d’avant, Michel Romalewsky… sauta en selle et se lança en avant…

Un tremblement le secouait… une sueur froide inondait son front…

— J’ai tué !… J’ai tué !… répétait-il, le cœur bouleversé, les tempes battantes. Et il faudra cacher, cette chose affreuse à Roma. À quoi bon troubler des âmes sensibles de femmes ?… J’ai fait justice, à mon tour. Le moins coupable des trois frères a payé pour les coupables…

Mais il avait beau essayer de rassurer sa conscience, Georges sentait le remords crier en lui… et des larmes involontaires emplissaient ses yeux…

C’était le frère de Mariska… la douce, la belle, la pure Mariska !…

Il venait d’élargir encore, par des flots de sang, l’abîme qui le séparait d’elle.

Enfin, il arriva au campement.

Seul, l’Africain veillait. Il taillait des flèches et faisait rôtir un tatou devant un feu clair.. Il regarda l’arrivant avec son rire inconscient.

Sans parler, il montra les deux formes des jeunes femmes encore livrées au repos, calmes et confiantes, incapables de sortir de l’écrasante fatigue.

Georges admira le sauvage.

Celui-ci avait tout prévu. Il agissait sans bruit, tout à son rôle protecteur.

Alors, le jeune homme s’étendit, lui aussi, sur l’herbe, à bout de forces et tomba dans un lourd sommeil, sans rêves.

Ce ne fut que vers la nuit que Roma ouvrit les yeux, absolument reposée. Elle regarda autour d’elle, aperçut Georges profondément endormi, et Hanna assise près du feu.

Pas de docteur…

Son cœur se serra.

Elle n’osa pas une interrogation. Les choses parlaient, hélas !

Bango avait mis de l’eau dans des noix de coco et disposé des feuilles larges de caoutchoutier. Il coupait de larges tranches de tatou, puis enfilait dans une baguette toutes les parties qu’il jugea bonnes à réserver et il les exposait à la fumée.

— Toi, manger, dit-il à Roma, toi venir près du feu, nuit froide, vallée humide.

— Bravo Bango ! fit Roma en posant sa fine main blanche sur l’épaule du nègre.

L’œil du sauvage brilla, mais il n’approcha pas ses grosses lèvres lippues des doigts blancs de la jeune femme. Les nègres n’embrassent jamais.