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— Sa femme… l’adorable Yvana… Et il ne en est jamais consolé…

— Et jamais il ne se consolera, car nous ne la lui rendrons pas, malgré nos projets d’autrefois. Il trouverait donc douce toute clause dont Yvana serait le prix. Notre vengeance sera plus cruelle, plus définitive, en laissant la jeune femme isolée là-bas, dans l’Angola… en Afrique australe…

Mme Sarepta est bien gardée par le désert d’abord, par Michel ensuite… Mais j’ai des remords, frère, de faire souffrir ainsi cette innocente…

— Tais-toi, elle adore notre ennemi…

— Et depuis trois mois nous sommes sans nouvelles de Michel.

— De Michel ni de personne. Cet infranchissable blocus nous isole de l’univers. Nous nous sommes laissés encercler sottement.

— Le moyen de l’empêcher ? Pouvions-nous prévoir qu’Alexis allait mobiliser une flotte contre nous ? Maintenant, inutile de discuter : il faut prendre un parti, frère. Nous sommes acculés.

— Hé bien, chargeons de nos ouvriers trois de nos bateaux, ils forceront le blocus pacifiquement, sous la protection du drapeau blanc. Ce n’est pas à eux, manœuvres payés, que les troupes impériales feront un mauvais accueil. Elles visiteront leurs navires pour s’assurer que nous n’y sommes pas et les laisseront passer.

— Il faut décider tante Hilda et Mariska à les accompagner, sous des noms d’emprunt…

— Nous, nous resterons ici, à notre poste, sans jamais nous rendre. Nous ferons plutôt sauter les Îles et mourrons avec elles… avec ce qui fut notre gloire !

— Espérons qu’avant ce désastre, nous aurons, découvert une force motrice — le lac sans doute… Je me fais fort, alors, de détruire la flotte de l’empereur.

— Comment ?

— Écoute, frère. Les rayons X traversent certaines parties et à la longue, tu le sais, désagrègent les chairs vives. Les rayons N impressionnent diversement les tableaux fluorescents. Les rayons Z, dont nous nous sommes tant servis, ont une action sur les circonvolutions cérébrales qu’ils atteignent au travers de la boite crânienne.

— Je préférerais que tu aies trouvé le secret perdu depuis des siècles : le secret d’incendier à distance ces navires maudits !

— Ceci, je l’ignore. Mais ce que je saurai faire vaut bien le feu grégeois… Mes rayons Y désassimilent les molécules des métaux. Tu sais que les corps métalliques ne sont qu’un composé de molécules unies par l’attraction…

— Oui.

— Or, mes rayons les séparent. Projetés sur une barre de fer, les rayons Y la réduisent en poudre, tranquillement, sans bruit, sans efforts. Elle se désagrège simplement ; ses molécules cessent d’être associées les unes aux autres… Eh bien ! c’est ce qui arrivera aux navires d’Alexis !

— Ah ! ce serait le salut !… Frère, il n’y a pas une minute à hésiter. Cette force motrice nécessaire pour produire tes rayons Y, le lac seul peut te la donner. Il faut sacrifier le lac…

— Alors, je vais me mettre à l’œuvre, Fédor. Le sort en est jeté, désormais ou nous triompherons des ennemis et sauverons l’Île Blanche… ou nous périrons avec elle !…

Les ouvriers de l’Île Blanche durent se rendre à l’évidence : ils ne pourraient plus vivre de leur travail sur ce roc où ils avaient élevé une industrie prospère ; ils ne pourraient plus conserver leur maison, leur jardin, leur emploi. Le blocus les enserrait, impitoyable, comme un cercle de fer.

Les braves travailleurs, déjà depuis de longues semaines, restaient mornes et attristés, à contempler les ateliers fermés, veufs de travail depuis que les navires de guerre d’Alexis rendaient impossible tout ravitaillement.

Leur chagrin fut immense quand, un matin, le prince Fédor Romalewsky les réunit au grand complet, dans la salle du triage des papiers de la fabrique.

En quelques mots simples, avec une gravité triste, le maître expliqua l’arrêt complet et définitif de ses usines. Il ajouta que, voulant assurer aux ouvriers leur avenir autant que possible, il allait être remis à chaque père de famille une valeur en or de dix mille francs et qu’avec ce pécule on les conduirait jusqu’au continent à travers le blocus.

Plusieurs essayèrent de fléchir l’ordre irrémédiable, de dire qu’ils préféraient ne jamais quitter leur maître et leur île…

Fédor fut inflexible. Il considérait comme un devoir d’agir ainsi.

Tante Hilda et Mariska s’embarquèrent. Elles avaient fini par céder aux supplications, puis aux ordres de Boris et de Fédor.

Quitter leur palais de l’Île Rose, quitter cette retraite merveilleuse où elles oubliaient dans le rêve les douleurs et les angoisses passées, c’était pour elles un cruel et définitif arrêt !

Toutes deux prononçaient, d’accord, ces mots :

— Le couvent de Kronitz !

C’est là qu’elles iraient s’ensevelir…

Elles n’avaient plus d’autre objectif…

Au milieu des larmes sincères, des adieux désespérés, cinq navires partirent successivement avec, a leur corne, le drapeau de paix. Fédor, Boris, le directeur des usines, les regardaient s’enfoncer dans l’horizon sans un mot, sans un soupir, sans oser se retourner les uns vers les autres.

Quand la dernière silhouette eut disparu, qu’un coup de canon fut perçu aux Îles comme signal d’arrivée sans encombre, les deux frères se tendirent la main…

Ce fut tout…

Le lendemain, on s’évada de l’Île Verte.

Boris ne voulut garder aucun employé du nombreux personnel qu’il occupait aux serres, au laboratoire, au port.

Il y eut des scènes navrantes au départ des vieux serviteurs.

Mais, tout à leur idée, les frères Romalewsky ne voulurent pas céder.

Ils refusaient d’assumer la responsabilité des vies qui s’étaient confiées à eux.

Quand l’heure suprême viendrait, ils voulaient être libres… libres au cas où leur tentative désespérée pour détruire la flotte ennemie échouerait, de sauter avec leurs Îles dans une apothéose.

Ils empliraient d’engins les grottes souterraines, ils foreraient un puits profond, y entasseraient les bombes, un courant électrique y mettrait la force explosive, et tout le massif rose de l’Île s’émietterait en jaillissant vers le ciel…


XIV

LE MYSTÈRE DU TOMBEAU

Lorsque l’empereur Alexis reçut à Arétow la troublante dépêche que Georges Iraschko lui avait envoyée de sa première escale, il venait de quitter le conseil des ministres. L’heure était avancée déjà ; la séance s’était prolongée tard dans la soirée à cause des événements politiques d’Orient, et le Maître, ainsi que d’habitude, entrait dans la chambre de son fils avant de regagner ses appartements particuliers.

Rorick dormait tranquille son joli visage calme appuyé sur l’oreiller tout blanc et enguirlandé de broderies, était tourné vers son père ; un souffle régulier s’échappait de ses lèvres ; sur ses joues, d’une roseur exquise et veloutée, où l’on sentait courir un sang vigoureux et sain, la veilleuse mettait un reflet atténué.

L’empereur se pencha vers l’enfant, mit doucement un baiser sur son front, se releva, sortit par le passage particulier et intime qui reliait les appartements du père et du fils.

Une fois chez lui, il ouvrit le câblogramme qu’un page venait de lui remettre, et qu’il tenait froissé dans sa main… et le tut…

Un tressaillement le secoua aussitôt.

— Quoi ! ce n’est pas un leurre ? songea-t-il. Ce pauvre garçon a réussi à triompher de cette extraordinaire mission ? Il ramène cette femme… Celle que Rorick réclame… Y aurait-il là une intervention providentielle ?

Alexis alla s’asseoir devant son bureau, en tira deux photographies, celle de sa femme adorée, telle qu’il l’avait revue, et celle de Roma Sarepta, que lui avait donné son officier d’ordonnance.

Réellement, il y avait une surprenante similitude. L’expression du visage était changée, oh ! combien ! mais les traits étaient identiques, en vérité.

L’empereur avait beau repousser l’angoissante ressemblance, il avait beau chasser de son esprit ce trouble, cet espoir vague, imprécis, qui l’envahissait, malgré lui, malgré sa force de volonté.

Cette femme, qui ressemblait si étrangement à Yvana — à l’aimée ! — cette femme vivait… Georges la ramenait… Dans quelques semaines, elle serait à Arétow…

Si pourtant c’était…

Mais non, l’esprit pondéré et méthodique d’Alexis luttait contre cette invraisemblance, contre cette impossibilité…

Et ce fut, dans l’âme de cet homme, de ce monarque dont la blessure du cœur ne s’était, jamais fermée, un combat douloureux…

Georges avait loyalement rempli sa promesse… Il avait bravé mille périls et mille dangers pour retrouver Roma Sarepta…

Lui, Alexis, n’avait-il pas, maintenant, aussi une promesse à remplir ?

Quand Georges l’avait supplié d’aller aux caveaux de la cathédrale de Saint-Rome pour se rendre compte de l’état du corps de l’impératrice… pour voir si aucune substitution n’avait été opérée, l’empereur avait fini par promettre.

Et la parole donnée lui était sacrée…

Puis une pensée secrète le décida soudain.

— Enfin, j’en aurai le cœur net, songea-t-il. Ce Georges m’a mis en tête de folles idées. Je suis troublé, inquiet ; il faut en finir. Ces doutes sont indignes de moi…

J’irai dans les cryptes de Saint-Rome. Le tombeau me révélera son secret…

Et, pensif, douloureusement, Alexis revivait les terribles heures de la mort d’Yvana. Je l’ai bien vue, pourtant, couchée dans son cercueil, mon épouse adorée… J’ai contemplé son charmant visage, à travers la glace du cercueil… Il est impossible que l’on m’ait trompé à ce point…

Puis, irrité à force de souffrir, il se leva, murmurant :

— Ah ! Ils le paieraient cher, ces Romalewsky… ces alchimistes, ces nécromanciens maudits, au pouvoir occulte et malfaisant !… Mais non, c’est impossible… Cette Roma, dont parle Georges Iraschko, est un sosie, un simple sosie d’Yvana… Et ma visite au tombeau va m’en convaincre définitivement et confondre cet audacieux et romanesque jeune homme.

Mais l’empereur était plus ému qu’il na voulait se l’avouer à lui-même.

Fiévreusement, il arpentait son cabinet de travail.

Enfin, résolu, il sonna son premier valet de chambre :

— Une pelisse, dit-il, une casquette de petite tenue, un revolver.

Le valet s’inclina, sortit vivement et revint, l’instant d’après, porteur des objets demandés, qu’il présenta successivement à son maître.

Une fois prêt, Alexis sortit seul, ainsi qu’il le faisait souvent, à travers le parc, et prit la petite porte dont il avait la clef.

Le factionnaire, qui faisait les cent pas devant cette porte du mur d’enceinte du parc, ne présenta pas les armes, ne devinant pas l’empereur dans cet officier solitaire.

Alexis marcha rapidement vers la cathédrale de Saint-Rome, par les rues sombres et désertes.

Il pouvait être onze heures du soir.

Les gardes de nuit passaient, armés de leurs lances, croisant ce promeneur pressé qui ne les regardait pas.

Il s’arrêta devant la grille close de l’église, tira sans hésiter la sonnette des sacrements et secours nocturnes.