Page:Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, tome 1.djvu/68

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joie je me reproche mon injustice ! Mais, Monsieur, ce n’est pas assez pour m’attirer parmi eux, plus je leur dois d’estime, plus leur bienveillance me serait chère, et plus il me serait dur de n’en pas jouir. Vous ne voudriez pas que je vous crusse un des moins bien disposés pour moi, or, à juger des autres par vous et de vos sentiments par vos lettres, je ne vois pas que j’en doive attendre de personne de fort obligeants dans ma patrie.

Je ne dis pas que j’aie mérité mieux, je dis seulement que cette sévérité, quoique juste, me serait trop dure à supporter. Si tel est mon sort, que j’aie à trouver partout de la haine ou de l’indifférence, je la supporterai plus aisément des étrangers que de mes concitoyens. J’avoue même que je trouve ici plus d’indulgence que je n’en mérite. Je n’ai pas lieu d’en espérer autant à Genève ; à tout prendre, je trouverai mieux mon compte à être jugé par ceux qui ont vu ma conduite, et il n’en coûte point à un honnête homme de mourir où il a vécu.

Adieu, Monsieur, je vous embrasse de tout mon cœur. Le mot des quakers au roi Jacques est fort bon et m’ira du moins aussi bien qu’à vous. Car c’est, ce me semble, ce que vous me donnez le droit de vous dire, quand vous trouvez mauvais que je me défende des torts que vous m’imputez si injustement[1].

C’est ainsi que, dans sa monomanie de la persécution, Rousseau en est arrivé à se convaincre qu’il est détesté à Genève, et il voit des preuves de cette hostilité jusque dans les affectueuses exhortations de Tronchin. Ce dernier ne se laisse pas décourager, il revient à la charge, use de sa dialectique la plus serrée pour rectifier le jugement de Jean-Jacques et faire vibrer les cordes de la raison et du cœur.

Quand on souhaite d’avoir tort, il est bien doux, mon cher Monsieur, d’être condamné. J’avais craint, mais je me suis trompé, que la douceur de l’amitié manquait au bonheur de votre vie. Vous n’imaginez pas combien je suis content de m’être trompé, car je ne crains point pour vous ce qui n’est à redouter que pour le commun des hommes, je suis sûr de vos principes comme des

  1. Mss. Tronchin. Rousseau à Tronchin, 23 juin 1759. Inédit, à l’exception du dernier paragraphe, publ. par Gaberel, op. cit., p. 113.