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de ces chères belles ! — c’était sa récompense, c’était le couronnement de son « œuvre ! »

Et à chaque jour qui le rapprochait de la première fête attendue avec tant d’impatience et de trouble, son angoisse grandissait, prenait des proportions énormes avec des insomnies, d’affreux cauchemars qui, la nuit, le faisaient trembler de tous ses membres, claquant des dents, le corps enveloppé d’une sueur moite.

L’idée d’une demande en mariage, de voir son rêve exaucé, ses filles mariées, le bouleversait complètement ; et il se martyrisait la tête à ajouter aux nombreux sacrifices qu’il s’était imposés jusqu’alors de nouveaux sacrifices plus grands encore.

Depuis longtemps, plus de domino, le soir, au « Grand ours blanc » dans le brouillard épais des fumées aigres. Maintenant il venait de reléguer dans un coin de son armoire sa grande pipe qui ne l’avait jamais quitté auparavant : il cessa de fumer. Certes, ce ne fut pas sans un serrement de cœur, mais que n’eût-il pas fait pour ses « chères belles ?… » Et chaque jour apportait son nouveau sacrifice.

Par contre, les demoiselles Boivin avaient leur maîtresse de piano, étaient abonnées à un journal de mode — (6 francs par an !) — Il fallait que les dimanches elles eussent de jolies robes, des chapeaux, des gants à plusieurs boutons ; tandis que lui, — le pauvre homme, — portait des souliers éculés, des pantalons indéfiniment rapiécés.

Le bal du préfet arriva enfin, bal splendide, sans précédent.

Pendant les quinze jours qui ont suivi, la famille Boivin a été possédée d’une angoisse folle, d’une agitation pleine de troublante indécision et de cruelle attente.

Aucun prétendant ne s’est présenté.

L’année dernière, les demoiselles Boivin ont assisté pour la douzième fois au bal du préfet.

Monsieur Boivin ne désespère pas.

Les demoiselles Boivin attendent toujours.

Bruxelles, le 1er décembre 1886.