Page:Anthologie contemporaine, Première série, 1887.djvu/16

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tu les tues, ces esprits. Rien de ce qui doit être aimé ne semble plus digne de l’être, rien de ce qui peut être rêvé ne paraît plus digne d’une pensée. À quoi bon vivre ? Est-ce que le ciel vaut un regard ? Quelle femme vaut un baiser ? Une morne indifférence lasse, on ne sait quel énorme dégoût, passif. Le sentiment du devoir à jamais aboli. On a sous ses pieds le respect de soi-même, ainsi qu’une chose sur quoi l’on peut marcher. La conscience, longtemps surchargée de délices coupables, cède enfin, défaille comme un estomac d’ivrogne, n’a pas même de remords, s’abandonne dans un opaque et mol ennui, comme dans un vomissement.

III

L’autre jour, sur le boulevard, le misérable dont je dis l’histoire a été souffleté par un passant qu’il avait coudoyé : il a fui comme un enfant qu’on bat, retournant parfois la tête, craignant d’être poursuivi ! il ne sait même plus ce que signifient ces mots augustes : l’art, la gloire, la beauté. Est-il un homme encore ? Non, quelqu’un qui mange, boit, dort, et, réveillé, va droit devant lui, sans but, sans pensée. La femme élue, l’épouse infiniment adorée, dont il baisait les genoux comme un dévot baise l’autel, elle est pour lui comme si elle n’était pas. Il ne voit plus les rayons qu’elle a dans les yeux, la rose qu’elle a sur la bouche. Lasse de ce compagnon morose et lâche, elle a pris un amant ; il le sait, il ne peut pas l’ignorer : l’amant est là toujours, donnant des ordres aux domestiques, commandant le dîner, tutoyant sa maîtresse devant tout le monde, disant, le soir : « Il est