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LA MORT DES CIGALES

son bahut, une robe de drap toute neuve que son fils lui avait envoyée de Marseille et qu’elle n’avait jamais osé porter, la trouvant trop belle pour une simple paysanne. Mais, pendant sa maladie, les voisines l’avaient tant priée et suppliée qu’elle avait consenti à ce qu’on la lui mit lorsqu’elle serait morte. Et la brave femme répétait encore en riant, une minute avant d’expirer :

— C’est là-haut qu’on va être étonné ; personne ne me reconnaîtra plus ; ici les gens m’appelaient La Ravousse, le bon Dieu me dira : Madame Ravous.

Les plus hardis allaient voir Catignan et La Ravousse exposés devant leur porte (la coutume en durait encore !), sévères et raides avec leurs beaux habits, entre les cierges, dans la caisse ouverte que veillaient deux pénitents blancs en cagoule. Mais cela ne nous impressionnait guère. Catignan et La Ravousse étaient des vieux ! pourquoi étaient-ils des vieux ? c’est-à-dire des êtres maussades et lents, ne riant pas, ne criant pas, enfin d’une autre espèce que nous ; et, par un sentiment d’égoïsme naïf et féroce, on trouvait juste, naturel, amusant presque que la Mort vînt prendre les vieux. Bien entendu, on ne prévoyait pas le cas où grand-père, grand’mère seraient morts. L’enfant a peu d’idées générales ; et puis, pour chacun de nous, grand-père et grand’mère n’étaient pas des vieux comme les autres : c’était grand-père et c’était grand’mère.

Mais personne n’échappe au Destin ! je devais bientôt connaître à mon tour et avant mon tour l’amertume des séparations douloureuses.