Page:Arago - Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences, tome 8.djvu/315

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existence. Un grand nombre étalent dans un véritable état de démence, le regard fixe, l’oeil hagard ; ils marchaient comme des automates dans le plus profond silence. Les outrages, les coups même étalent incapables de les rappeler à eux-mêmes. Le froid excessif, auquel il était impossible de résister, acheva de nous détruire. Chaque jour il moissonnait un grand nombre de victimes, les nuits surtout étaient très-meurtrières  : la route et les bivouacs que nous quittions étaient jonchés de cadavres. Pour ne pas succomber, il ne fallait rien moins qu’un exercice continuel qui tint constamment le corps dans un état d’effervescence et répartit la chaleur naturelle dans toutes les parties. Si, abattu par la fatigue, vous aviez le malheur de vous abandonner au sommeil, les forces vitales n’opposant plus qu’une faible résistance, l’équilibre s’établissait bientôt entre vous et les corps environnants, et il fallait bien peu de temps pour que, d’après l’acception rigoureuse du langage physique, votre sang se glaçât dans vos veines. Quand, affaissé sous le poids des privations antérieures, on ne pouvait surmonter le besoin du sommeil, alors la congélation faisait de rapides progrès, s’étendait à tous les liquides, et l’on passait, sans s’en apercevoir, de cet engourdissement léthargique à la mort. Heureux ceux dont le réveil était assez prompt pour prévenir cette extinction totale de la vie  ! Les jeunes soldats qui venaient de rejoindre la grande armée, frappés tout à coup par l’action subite d’un froid auquel ils n’avaient point encore été exposés, succombèrent bientôt à l’excès des souffrances auxquelles ils étaient livrés. Ceux-ci ne périssaient ni d’épuisement, ni d’inaction, et le froid seul les frappait de mort. On les voyait d’abord chanceler pendant quelques instants et marcher d’un pas mal affermi comme des hommes ivres. Il semblait que tout leur sang fût refoulé vers leur tête, tant ils avaient la figure rouge et gonflée. Bientôt ils étaient entièrement saisis et perdaient toutes leurs forces. Leurs membres étaient comme paralysés ; ne pouvant plus soutenir leurs bras, ils les abandonnaient à leur propre poids et les laissaient aller passivement leurs fusils s’échappaient alors de leurs mains, leurs jambes fléchissaient sous eux, et ils tombaient enfin, après s’être épuisés en efforts impuissants. Au moment où ils se sentaient défaillir, des larmes mouillaient leurs paupières, et quand ils étaient abattus, ils se relevaient à diverses reprises pour regarder fixement ce